Titus
Burckhardt et l'École Traditionaliste
par William Stoddart
Titus
Burckhardt, Suisse allemand, est né à Florence en 1908 et décédé à Lausanne
en 1984. Il a consacré toute
sa vie à l'étude et à l'exposition des différents aspects de la Sagesse
et de la Tradition.
A l'âge de la science moderne et de la technocratie, Titus Burckhardt
fut l'un des plus subtils et puissants interprètes de la vérité universelle,
dans le domaine de la métaphysique aussi bien que dans celui de la cosmologie
et de l'art traditionnel. Dans
un monde où règnent l’existentialisme, la psychanalyse et la sociologie,
il fut l'un des plus grands porte-parole de la philosophia perennis,
cette “sagesse incréée” qui s'exprime dans le Platonisme, le Vedanta,
le Soufisme, le Taoïsme et d'autres authentiques enseignements ésotériques
et sapientiels. En termes
de littérature et de philosophie, il fut un membre éminent de l’ “école
traditionaliste” du vingtième siècle.
Le grand précurseur et initiateur de l'école traditionaliste fut René
Guénon (1886-1951). Celui-ci
fit remonter l'origine de ce qu'il appelait la déviation moderne à la
fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance, cette grande irruption
de la sécularisation qui vit le nominalisme l'emporter sur le réalisme,
l'individualisme (ou l'humanisme) remplacer l'universalisme, et l'empirisme
bannir la scolastique. Une
partie importante de l'œuvre de Guénon fut donc constituée par sa critique
du monde moderne d'un point de vue implacablement “platonicien” ou métaphysique. Ceci fut pleinement développé dans ses deux remarquables ouvrages La Crise du monde moderne et Le règne de la quantité et les
signes des temps. La
face positive de l'œuvre de Guénon fut son exposition des principes immuables
de la métaphysique universelle et de l'orthodoxie traditionnelle. Sa source principale fut la doctrine de la “non-dualité” de Shankara
(advaïta), et son maître livre à cet égard L'homme et son devenir
selon le Vedanta. Cependant,
il se tourna aussi volontiers vers d'autres sources traditionnelles puisqu'il
considérait toutes les formes traditionnelles comme des expressions diverses
de la Vérité une et supra-formelle. Un dernier aspect de l'œuvre de Guénon fut sa brillante exposition
du contenu intellectuel des symboles traditionnels, quelque soit leur
religion d'origine. Voir
à cet égard son livre Symboles fondamentaux de la science sacrée.
Érudit de renom profondément influencé par Guénon fut Ananda K. Coomaraswamy
(1877-1947), qui, parallèlement à ses éminentes qualités et à ses talents
personnels, eut le mérite de découvrir, relativement tard dans sa vie,
le point de vue traditionnel, tel qu'il avait été exposé, si amplement
et si précisément, par les livres de Guénon, et de se laisser parfaitement
convaincre de son bien-fondé et sa justesse.
Il est important de noter que
les écrits de Guénon, bien que d'une importance décisive, furent de caractère
purement théorique et n'eurent pas la prétention de traiter de la question
de la “réalisation”. En d'autres
termes, leur objet fut généralement l’ “intellectualité” (ou la doctrine)
et non directement la “spiritualité” (ou la méthode).
Le soleil se leva pour l'école traditionaliste avec l'apparition de l'œuvre
de Frithjof Schuon (né à Bâle en 1907). Il y a trente ans, un thomiste anglais écrivit à son sujet: “Son oeuvre a l'autorité intrinsèque d'une intelligence contemplative.”(1) Plus récemment, un illustre universitaire américain a déclaré: “En profondeur et en ampleur, c'est un parangon de notre temps.
L'œuvre de Schuon fit son apparition pendant la deuxième partie de la
vie de Guénon. Jusqu'à sa
mort, Guénon désigna Schuon (par exemple dans les Études Traditionnelles)
comme “notre éminent collaborateur”. Schuon continua d'une façon encore plus saisissante la critique
pénétrante et irréfutable du monde moderne, et atteignit des sommets insurpassables
dans son exposition de la vérité essentielle - illuminatrice et
salvatrice - qui se trouve au cœur de toutes les formes révélées. Schuon a donné à cette vérité supra-formelle le nom de religio
perennis. Ce terme, qui
n'implique pas le rejet des termes similaires de philosophia perennis et sophia perennis, suggère néanmoins une dimension supplémentaire
infailliblement présente dans les écrits de Schuon. C'est que la compréhension intellectuelle entraîne une responsabilité
spirituelle, que l'intelligence requiert un complément de sincérité et
de foi, et que le "voir" (en hauteur) implique le "croire"
(en profondeur). En d'autres
termes, plus vaste est notre perception de la vérité essentielle et salvatrice,
plus grande est notre obligation d'un effort de "réalisation"
intérieure ou spirituelle.
L'oeuvre de Schuon débute par une étude d'ensemble,
dont le titre même sert à planter la scène: L'Unité transcendante des religions. La liste de ses ouvrages ultérieurs inclue Language of the Self (sur l'Hindouisme), Images de l'Esprit (contenant un précieux exposé
sur le Bouddhisme), Comprendre l'Islam, Castes et Races, Logique et Transcendance, et un large "compendium" d'aperçus
philosophiques et spirituels intitulé L'Ésotérisme comme Principe et
comme Voie.
Nous pouvons à présent revenir à Titus Burckhardt. Bien qu'il ait vu le jour à Florence, Burckhardt était issu d'une
famille patricienne de Bâle. Il
était le petit-neveu du célèbre historien de l'art Jacob Burckhardt et
le fils du sculpteur Carl Burckhardt. Titus Burckhardt était d'un an le cadet de Frithjof Schuon, et
ils passèrent ensemble à Bâle leurs premières années d'école à l'époque
de la première guerre mondiale. Ce fut le début d'une amitié intime et d'une union intellectuelle
et spirituelle profondément harmonieuse qui devait durer toute une vie.
Le principal exposé métaphysique de Burckhardt, qui fournit un complément
admirable à l'oeuvre de Schuon, est l'Introduction aux doctrines ésotériques
de l'Islam. Ce livre
analyse d'une façon compréhensive et concise la nature de l'ésotérisme
comme tel. Par une série
de définitions lucides et sobres, il précise ce qu'est l'ésotérisme et
ce qu'il n'est pas, puis examine les fondements doctrinaux de l'ésotérisme
islamique ou soufisme, et termine sur une description inspirée de l’ “alchimie
spirituelle” ou de la voie contemplative qui mène à la réalisation intérieure. Cet ouvrage établit Burckhardt comme l'interprète par excellence,
après Schuon, de la doctrine intellectuelle et de la méthode spirituelle.
Burckhardt a consacré une grande partie de ses écrits à la cosmologie
traditionnelle qu'il a perçue plutôt comme la “servante (ancilla)
de la métaphysique”. Il en
a formulé les principes dans un article important: “Nature de la perspective cosmologique” publié dans les Études
Traditionnelles en 1948. Bien
plus tard, il a traité de façon particulièrement complète tout le champ
de la cosmologie — avec des références détaillées aux principales branches
de la science moderne — dans un traité exhaustif: “Cosmologie et science moderne” (Études Traditionnelles, 1965; repris dans Science moderne et Sagesse traditionnelle [Archè, Milan; Dervy,
Paris; 1986).
Non sans rapport avec son intérêt pour la cosmologie, Burckhardt avait
une affinité particulière avec l'art et l'artisanat traditionnels et il
se montra profond interprète de l'architecture, de l'iconographie, et
d'autres formes de l'art et de l'artisanat traditionnels. Il souligna en particulier la façon dont ces derniers avaient été
— et peuvent être encore — mis en valeur spirituellement: en tant qu'activités (ou métiers) transmettant, en vertu leur symbolisme
inhérent, un message doctrinal; et aussi en tant que supports de réalisation spirituelle — bref,
en tant que moyens de grâce. Ars
sine scientia nihil. Il
s'agit ici de scientia sacra et d'ars sacra, deux faces
d'une même réalité. C'est
le domaine, au sein des différentes civilisations traditionnelles, des
initiations artisanales — par exemple, en ce qui concerne le Moyen-Age,
le domaine de la maçonnerie opérative et de l'alchimie. L'oeuvre principale de Burckhardt en matière de cosmologie fut
son livre magistral Alchimie: sa signification et son image du
monde, lumineuse présentation de l'alchimie comme expression d'une psychologie
spirituelle et comme support intellectuel et symbolique de la contemplation
et de la réalisation
Dans le domaine de l'art, le principal ouvrage de Burckhardt fut son livre Principes et méthodes de l'art sacré qui contient maints remarquables
chapitres sur la métaphysique et l'esthétique de l'Hindouisme, du Bouddhisme,
du Taoïsme, du Christianisme et de l'Islam, et se termine par un aperçu
concret et pratique sur la situation contemporaine intitulé "Décadence
et renouveau de l'art chrétien". Un abrégé d'ensemble des éléments essentiels de ce livre doit paraître
pour la première fois dans The Unanimous Tradition, recueil d'articles
d'auteurs traditionalistes rédigé par Ranjit Fernando (Institute of Traditional
Studies, Colombo, 1991).
Pendant les années cinquante et soixante, Burckhardt fut directeur artistique de la maison d'édition Urs Graf à Olten près de Bâle. Pendant ces années, sa principale activité fut la préparation et la publication de toute une série de fac-similés de beaux manuscrits enluminés du Moyen-Age, en particulier les premiers manuscrits celtiques de l'Évangile, tels que le Livre de Kells et le Livre de Durrow (du Trinity College à Dublin) et le Livre de Lindesfarne (de la British Library à Londres). Ce fut un travail de pionnier de la plus haute qualité en même temps qu'un exploit d'édition qui connut immédiatement un accueil favorable de la part des experts comme de la part du grand public.
Son édition du magnifique fac-similé du Livre de Kells valut à Burckhardt
une rencontre inoubliable avec le Pape Pie XII. Les Editions Urs Graf souhaitaient présenter un exemplaire
de l'oeuvre à la sainte et princière personne du Pape, et on décida que
nul n'était mieux qualifié pour ce faire que le directeur artistique Burckhardt. Aux yeux du Pape, Burckhardt était apparemment un gentilhomme protestant
de Bâle. Le Pape lui accorda une audience privée à sa résidence d'été
de Castel Gandolfo. Quand,
dans la salle d'audience, la silhouette vêtue de blanc du Pape apparut
soudain, ce dernier s'approcha de son visiteur de manière accueillante
et lui dit en allemand: Sie
sind also Herr Burckhardt? (“Alors
vous êtes Monsieur Burckhardt?”) Burckhardt s'inclina, et quand le Pape lui offrit sa main portant
l'anneau du pêcheur, il la prit respectueusement dans la sienne. Toutefois, en non-catholique qu'il était, il baisa, non l'anneau
(comme il est de coutume chez les catholiques), mais les doigts du Pape. “Ce que le Pape permit en souriant,” ajoute Burckhardt.
Durant un moment, les deux hommes
s'entretinrent ensemble de l'Age des Ténèbres et des manuscrits insurpassables
des Évangiles qui avaient été produits avec tant d'amour et tant d'art
à cette époque. Au terme
de l'audience, le Pape donna sa bénédiction: "Du fond du coeur, je vous bénis, vous-même, votre famille,
vos collègues, et vos amis."
C'est pendant les années passées chez les Editions Urs Graf que Burckhardt
présida à la publication de la collection "Hauts lieux de l'Esprit"
(Stätten des Geistes). Il
s'agit d'études historiques et spirituelles ayant pour objet les manifestations
du sacré dans les grandes civilisations, dont le Mont Athos, l'Irlande
celtique, le Sinaï, Constantinople et autres lieux. Burckhardt y donna sa contribution personnelle avec les livres Sienne, ville de la Vierge, Chartres, genèse de la cathédrale,
et Fès, haut lieu de l'Islam. Sienne est une description émouvante de la grandeur, et
finalement de la décadence, d'une cité chrétienne qui, du point de vue
architectural, demeure encore aujourd'hui une sorte de joyau gothique. La plus intéressante partie de l'ouvrage est toutefois l'histoire
de ses saints. Burckhardt
consacre bon nombre de pages à Sainte Catherine de Sienne (qui n'hésita
jamais à reprendre le Pape de son temps quand elle le jugea nécessaire)
et à Saint Bernardin de Sienne (qui fut l'un des catholiques les plus
célèbres à pratiquer l'invocation du Saint Nom et à prêcher au peuple
la doctrine de son pouvoir salvateur). Chartres est l'histoire
de l'"idéalisme" religieux (au meilleur sens du terme) qui soutint
la conception et la réalisation pratique des cathédrales du Moyen-Age,
témoins ineffaçables d'une époque de foi à travers les siècles humanistes
ultérieurs. Dans Chartres,
Burckhardt expose le contenu intellectuel et spirituel des différents
styles architecturaux, faisant non seulement la distinction à cet égard
entre le gothique et le roman, mais aussi entre les différentes expressions
du seul roman. C'est un exemple
parfait de ce qu'est le discernement intellectuel.
L'un des chefs d'oeuvre de Burckhardt est sans aucun doute son livre Fès,
haut lieu de l'Islam. Alors
qu'il était jeune homme, dans les années trente, Burckhardt passa plusieurs
années au Maroc, où il noua des liens d'amitié intime avec plusieurs remarquables
représentants de l'héritage spirituel maghrébin jusque-là subsistant. Ce fut de toute évidence une période de formation dans la vie de
Burckhardt, et une large part de son message et de son style ultérieurs
a pour origine ces premières années. Dès cette époque, il mit par écrit une grande partie de son
expérience, sans la publier alors, et c'est seulement à la fin des années
cinquante que ces écrits et ces expériences vinrent à maturité dans un
livre définitif et magistral. Dans Fès, haut lieu de l'Islam Burckhardt raconte l'histoire d'un peuple
et de sa religion, histoire qui fut souvent violente, souvent héroïque,
et parfois sainte. Tout au
long de cette histoire court la trame de la piété et de la civilisation
islamiques, que Burckhardt décrit d'une manière sûre et lumineuse, tout
en relatant maints enseignements, paraboles et miracles des saints de
nombreux siècles, et en exposant non seulement les arts et artisanats
de la civilisation islamique, mais aussi ses sciences "aristotéliciennes"
et ses méthodes administratives. On trouve beaucoup à apprendre en matière de gouvernement des hommes
et des sociétés dans la présentation clairvoyante que donne Burckhardt
des principes qui sous-tendent les vicissitudes dynastiques et tribales,
avec leurs échecs et leurs succès.
Dans un esprit proche de Fès, une autre oeuvre de maturité de Burckhardt
est son livre La culture maure en Espagne. Comme toujours, c'est un livre de vérité et de beauté, de science
et d'art, de piété et de culture traditionnelle. Ici, comme dans plusieurs de ses livres, il est question du romanesque,
du chevaleresque, du poétique et du véridique de la vie pré-moderne.
Pendant ses premières années au Maroc, Burckhardt se plongea dans la langue
arabe et assimila les classiques du soufisme dans leur texte original. Lors des dernières années de sa vie, il devait partager ces trésors
avec un large public par ses traductions d'Ibn `Arabî (3) et de Jîlî (4). L'un de ses plus importants travaux fut à cet égard sa traduction
des lettres spirituelles du célèbre Sheikh marocain Moulay al-`Arabî ad-Darqâwî (5). Ces
lettres, un précieux recueil de conseils pratiques, constituent un classique
de la spiritualité.
Le dernier grand ouvrage de Burckhardt fut son importante monographie L’art de l’islam. Les
principes intellectuels et la fonction spirituelle de la création artistique
— illustrés ici surtout dans ses formes islamiques — nous y sont clairement
et richement présentés. Avec
ce noble volume, l'incomparable corpus littéraire burckhardtien se clôt.
(1) Bernard Kelly, in Dominican Studies (Londres), Vol. 7, 1954.
(2) Professeur émérite Huston Smith, 1974.
(3) La Sagesse des Prophètes (Fusûs al-Hikam), Albin-Michel,
Paris, 1955.
(4) De l'Homme Universel (Al-Insân al-Kâmil), Derain, Lyon,
1953.
(5) Lettres d'un Maître Soufi, Archè, Milan; Dervy, Paris; 1978.
Principes et méthodes de l'art sacré
Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam
Clé spirituelle de l'Astrologie Musulmane
Alchimie, sa signification et son image du monde