La
notion d'ésotérisme chez Frithjof Schuon.
Patrick Laude
La
définition et la portée de la notion d'ésotérisme
demeurent au centre d'un débat dans le courant traditionnel,
comme il ressort de diverses réactions à la notion
de religio perennis[1] telle qu'elle a été formulée par Frithjof
Schuon. Dans le cadre de cet article, notre intention sera de
souligner un certain nombre de points fondamentaux qui ont pu
être obscurcis par des suraccentuations simplificatrices
ou de pieuses exagérations suscitées par tel ou
tel contexte ou telle ou telle opportunité. Notre intention
se limitera ainsi à fournir, de manière aussi simple
et succincte que possible, une manière de résumé
des principales idées exprimées par Frithjof Schuon
sur le sujet, tant dans ses livres que dans certains de ses textes
non publiés. Il va sans dire que ces quelques paragraphes
ne sauraient être exhaustifs et qu'ils ne sauraient avoir
comme objectif principal que de renvoyer le lecteur à un
examen attentif des textes de Frithjof Schuon eux-mêmes.
En outre, il va de soi qu'en de si subtiles matières on
peut souhaiter mettre l'accent sur tel ou tel aspect de l'œuvre,
et ce aux dépens d'autres aspects et pour diverses raisons
d'opportunité. Quoi qu'il en soit, un exposé doctrinal
est en partie systématique et en partie indéterminé,[2] ce dernier aspect permettant une pluralité de perspectives
sur la signification de la doctrine exposée. Comme cela
apparaît clairement à la lecture de certains de ses
textes non publiés, Schuon était parfaitement conscient
de l'éventail des compréhensions et interprétations
légitimes dont son oeuvre était susceptible, en
même temps qu'il demeurait tout à fait disposé
à admettre le bien-fondé de cette pluralité
de points de vue. Ceci dit, il n'était pas moins explicite
quant à la nature et à l'envergure de ce qu'il considérait
lui-même comme constituant l'intégralité de
sa perspective.
Un
premier aspect important de la question réside en ce que
l'ésotérisme peut être défini soit
sous son aspect doctrinal, soit sous son aspect méthodique,
le premier concernant la Vérité perçue par
l'intelligence, le second la Voie vécue par l'âme
et la volonté. Dans son expression doctrinale la plus directe,
l'ésotérisme est un discernement fondamental entre
la Réalité absolue et infinie et les réalités
relatives. La Réalité absolue est désignée
par Schuon comme le Sur-Etre [3] "situé"
au delà de toute détermination et de tout relation,
n'ayant ainsi à proprement parler aucun rapport direct
avec la Création comme telle. Considérée
dans sa dimension d'infinitude --car l'Absolu est par définition
métaphysiquement illimité, toute limite le relativisant
en quelque sorte-- elle est le Principe de détermination
et de manifestation de toutes réalités, la Toute-Possibilité,
qui rend possible et même "nécessaire" la Création.
Il n'y a qu'une Réalité, ce que signifie que la
Réalité Seule est, et que toute réalité
n'"est" qu'en vertu de sa "participation" à la Réalité:
ce sont là les deux faces exclusive et inclusive de la
Vérité. Tel est l'ésotérisme ramené
à sa doctrine essentielle, qui n'est autre que la doctrine
universelle de l'Unité --at-tawhîdu wâhidun--et
que toute sagesse et toute religion exprime de façon plus
ou moins directe dans le cadre du langage formel qui lui est propre.[4] La notion de Sur-Etre est étroitement liée, dans
la perspective ésotérique, à celle de Mâyâ. Cette dernière peut être définie comme
la Relativité universelle, ce qui signifie qu'elle embrasse
toute l'étendue de la réalité depuis le Créateur
à son sommet --pour autant qu'Il est par définition
"relatif" à Sa Création et donc seulement "relativement
absolu"-- jusqu'aux manifestations physiques les plus accidentelles.
En outre, ces deux concepts, méconnus ou rejetés
par l'exotérisme, présupposent la réalité
à la fois ontologique et épistémologique
de l'Intellect, car seul l'Intellect transpersonnel transcende
la relation entre Dieu et l'homme dans la mesure où il
s'identifie essentiellement avec le Divin Sujet lui-même, Atman.
Opérativement
ou méthodiquement, l'ésotérisme est défini
par Frithjof Schuon comme concentration la plus intégrale
sur la Réalité Une: "L'unicité de l'Objet
entraîne la totalité du sujet." Les modes de cette
concentration, qui est en même temps intériorisation
et assimilation, varient dans leurs composantes sacramentelles
et "techniques", mais elles reviennent toutes à réveiller
et approfondir la conscience ou le "souvenir" (par la méditation,
la contemplation, l'invocation, l'oraison) de la Réalité.
Du
fait de son essentialité, l'ésotérisme est-il
indépendant de la religion à l'intérieur
de laquelle il se manifeste? A cette question, la réponse
d'un lecteur conséquent de Frithjof Schuon ne peut être
qu'un non initial sur lequel doit pourtant prévaloir en
définitive un oui sans appel. [5]
Certes,
dans la perspective ésotérique et gnostique définie
par Frithjof Schuon, Révélation, Religion et Tradition
constituent des cadres fondamentaux et nécessaires de la
Voie spirituelle, et ce en deux sens au moins: premièrement,
en tant que réalités "surnaturelles objectives"
et, comme telles, permettant l'éveil ou l'actualisation
de la réalité "surnaturelle subjective" qu'est l'Intellect;
deuxièmement, en tant que symboles sacrés et rites
qui opèrent à la fois comme garanties spirituelles,
protections et moyens de salut et de délivrance issus de
Dieu. En ce qui concerne le premier de ces aspects, la nécessité
de l'upaya (le "mirage salvateur" de la religion), ou du
système formel de la Tradition, demeure toutefois "accidentelle"
et non "essentielle", ce qui signifie que l'Intellect en état
d'éveil, tout comme le sanatana dharma ou la religio
perennis en tant que langage de l'Intellect, est indépendant
des éventuelles "objections extrinsèques" du cadre
exotérique de la tradition.[6] Cela
signifie également, sous le second rapport, que la compréhension
ésotérique des symboles sacrés et la pratique
ésotérique des rites peuvent entraîner la
réduction de ces supports nécessaires à leurs
formes essentielles --qui sont, comme telles, les véhicules
les plus directs de la religio perennis -- et en particulier
à leur noyau sacramentel, ou à leur quintessence,
la définition de cette dernière pouvant dépendre
des circonstances ou du contexte. En d'autres termes, si la Loi
est sacrée et ne peut être traitée à
la légère sous prétexte d'ésotérisme,
il n'en demeure pas moins que la perspective quintessentiellement
ésotérique conduit à une compréhension
du cadre exotérique et à une pratique de ses formes
qui peuvent --ou même doivent-- réduire sa complexité
formelle à un certain degré de simplicité
essentielle et intérieure. Ce principe conduit un ésotériste
traditionaliste comme Titus Burckhardt à écrire
qu'un vrai maître "réduira en fait certainement la
forme traditionnelle à ses éléments essentiels".[7] Ce faisant, l'ésotérisme ne prend pas comme point
de départ la littéralité de la Loi formelle
pour y adapter et y mouler tant bien que mal sa perspective,[8] il se déploie plutôt à partir d'une contemplation
de la nature des choses et de la finalité de la Loi afin
de vivre cette dernière comme un cadre protecteur et un
support de contemplation.
De
par sa nature même, profonde et parfois subtile, l'ésotérisme
peut donner lieu à des mésinterprétations
et à des abus. Frithjof Schuon n'a jamais manqué
de faire allusion à la précarité de ses manifestations.[9] Cette
précarité est principalement fonction de la subtilité
de la perspective ésotérique concernant les relations
entre forme et essence: la forme "est" et "n'est pas" l'essence.
La forme prolonge l'essence mais elle peut aussi la voiler. L'essence
transcende la forme mais elle se "manifeste" également
à travers la forme. En tout état de cause, la possibilité
d'abus ou d'incompréhensions ne saurait de toute évidence
remettre en question la légitimité et la nécessité
de l'ésotérisme, pas plus que les abus du formalisme
littéraliste et du fanatisme n'invalident la religion en
tant que voie sacrée. Les réactions subjectives
ou d'opportunité à tel ou tel abus réel ou
imaginaire ne peuvent rien contre la réalité objective
de la gnose ni contre son indépendance intrinsèque
par rapport à la religion formelle. Prétendre que
l'ésotérisme quintessentiel constitue une perspective
dangereuse, sous prétexte qu'il négligerait de prendre
en compte les limites du contexte humain de sa manifestation,
constitue soit un truisme, en l'absence de qualifications préalables
à sa compréhension et à sa pratique, soit
une négation de la possibilité même de la
manifestation de l'Esprit puisque, de toutes façons, "la
Lumière a lui dans les ténèbres et les ténèbres
ne L'ont point comprise."[10]
En
ce qui concerne la relation entre ésotérisme et
exotérisme, Frithjof Schuon a maintes fois affirmé
que cette dernière peut être envisagée de
deux points-de-vue: celui de la continuité, selon lequel
l'ésotérisme apparaît comme la dimension intérieure
de la tradition, et celui de la discontinuité, selon lequel
l'ésotérisme transcende l'exotérisme et peut
même éventuellement se situer dans un rapport d'opposition
par rapport au second. "Si tu veux le noyau, tu dois briser l'écorce",
selon une formule de Maître Eckhart souvent citée
par Schuon.[11] L'exotérisme
en tant que support formel est le cadre de manifestation quasi-obligé
de l'ésotérisme, lequel se greffe sur lui comme
le gui sur le chêne, ou bien tombe du ciel comme la pluie,
ou bien encore souffle où il veut comme le vent,[12] mais la perspective exotérique, en tant qu'elle est solidaire
d'un mode de piété volontariste et individualiste
et d'une identification émotive --ou pire politique-- avec
telle tradition, ne peut être véritablement et intégralement
compatible avec l'ésotérisme plénier [13] au sens où Frithjof Schuon, --dans la continuité
de René Guénon, l'a défini.
Frithjof
Schuon s'est plusieurs fois référé à
la seule et unique Religion "sous-jacente", la Religio Perennis.
Il ne s'agit pas d'en déduire, de toute évidence,
que la religio perennis constituerait une "nouvelle" religion
dotée de nouveaux rites et de nouveaux moyens de salut
car la religio perennis, étant essentielle et primordiale
par définition, n'a certainement rien de "nouveau". Elle
ne peut par ailleurs "s'extérioriser" en tant que religion
particulière, c'est-à-dire en tant que système
formel exclusif, sans contredire sa propre nature. Elle peut cependant
intégrer des formes reçues par inspiration verticale,
ou empruntées à tel contexte traditionnel étranger,
mais qui n'ont aucune relation formelle directe avec le cadre
traditionnel dont elle a pu faire sa demeure, de la même
manière que l'histoire du mysticisme nous présente
de multiples exemples de formes inspirées par le Ciel ou
empruntées à une ambiance culturelle donnée
pour devenir des véhicules cérémoniels ou
rituels porteurs de bénédiction spirituelle; y a-t-il
par exemple rien de plus différent, formellement parlant,
de l'exotérisme islamique que la danse des derviches Mevlevi?
Quoi qu'il en soit, la profondeur et l'essentialité de
l'ésotérisme peut donner lieu à des manifestations
spirituelles et formelles d'un caractère exceptionnel qui
sont la marque de sa nature transcendante et qu'on se doit donc
d'accueillir avec respect et gratitude. Cette sorte d'istithnâ spirituelle (une "exception" à la "syntaxe traditionnelle"
pourrait-on dire) apporte avec elle le "choc" d'un don qui est
pour ainsi dire directement offert par le Ciel et qui défie
donc les préjugés trop humains et les conventions
confortables. De tels dons sont aussi sans aucun doute en rapport
avec le fait que la nature de la maîtrise ésotérique
plénière s'apparente à la prophétie,
mais sur un mode de toute évidence non-légiférant. [14]
On
a pu opposer à la notion d'ésotérisme quintessentiel
le fait que les limites de la créature humaine rendent
impossible une perception directe de l'essence et ne peuvent donner
lieu qu'à une perception obscure de celle-ci par "présence
sémantique." [15] Cet
argument d'ordre philosophique vise à établir que
l'ésotérisme pur ne serait jamais que l'horizon
sémantique d'une intuition toujours tributaire des formes
révélées, et particulièrement de la
tradition qui est la nôtre.
Sur
ce point, il convient tout d'abord de distinguer l'Intellect universel
et les limites de l'individualité humaine, car l'on ne
"connaît" Dieu que par Dieu, ce qui revient à dire
que c'est Dieu seul qui, à un degré ou à
un autre, se connaît à travers l'homme et la Création.
Cela ne signifie pas que l'ésotérisme "pur" ne soit
en définitive identifiable qu'à Dieu Lui-même;
l'ésotérisme n'est ni un "sujet" ni un "objet" mais
une perspective [16] rendant
compte de l'adéquation entre ces deux termes; c'est la
perspective de l'Intellect et de la nature des choses. Sans cette
perspective, la religion devient elle-même inintelligible,
en ce sens qu'il n'y aurait point compréhension de "ce
dont nous parle" telle religion sans "intuition décisive"[17] de la Religion comme telle. Le mot à mot religieux serait
en lui-même inefficace en l'absence du "ressouvenir" qui
relève, le plus souvent obscurément et partiellement,
de l'Intellect. En conséquence, la perspective ésotérique
n'est pas réductible à une compréhension
conceptuelle puisqu'elle est essentiellement une conformité
intellective et "existentielle" à la Réalité,[18] ou une assimilation spirituelle et morale de la nature des choses.
Comme l'a souvent rappelé Frithjof Schuon, connaître
c'est être. L'ésotérisme vécu est,
en son sommet, la sagesse en laquelle être et connaître
coïncident. C'est la raison pour laquelle, sur le plan de
son exposition doctrinale, l'ésotérisme pur ou "absolu"
ne saurait être limité par les expressions conceptuelles
qui rendent compte de sa réalité.
Dans
son essence, l'ésotérisme a souvent été
défini par Frithjof Schuon comme tendant à une parfaite
objectivité;[19] cette
objectivité qu'il a aussi définie comme une conformité
à la nature des choses. Tout en restant parfaitement attentif
à la richesse spirituelle de la tradition, de la morale
en tant que beauté de l'âme --plutot que moralisme
a tendances volontaristes-- et des règles de conduite sociales
--sans concession pourtant aux étroitesses conventionnelles--
pour autant qu'elles constituent des véhicules ou des approximations
formelles du Vrai, du Beau et du Bien, l'ésotérisme
comprend et traite les phénomènes en considérant
au premier chef leur signification intrinsèque ou leur
archétype. L'ésotérisme peut ainsi se laisser
définir en définitive comme la science des intentions
fondamentales du Réel.