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Frithjof Schuon et le matérialisme

L'erreur des matérialistes--leur manque d'imagination, si l'on veut--c'est de partir de la matière comme d'une donnée invariable(1), alors qu'elle n'est qu'un mouvement que notre expérience d'éphémère ne saurait embrasser--une sorte de contraction transitoire d'une substance en soi inaccessible à nos sens ; c'est comme si nous constations la dureté de la glace sans savoir que la glace a jamais été de l'eau et que cette eau a jamais été un nuage... Les conflits et les calamités ne peuvent pas ne pas être dans un monde matériel, et vouloir les abolir--au lieu de choisir le moindre mal--est la plus pernicieuse des illusions. [Regards sur les Mondes anciens, p. 118-119]

(1) Quelles que puissent être les subtilités par lesquelles on entend "dépasser" la notion de matière, et qui ne font que la déplacer sans changement de niveau.

Les matérialistes, ou certains d'entre eux, veulent nous faire croire que le cerveau produit des pensées comme un organe secrète des humeurs; c'est passer à côté de ce qui fait l'essence même de la pensée, à savoir le miracle matériellement inexplicable de la subjectivité : comme si la cause de la conscience pouvait être un élément physique. [Racines de la condition humaine, p.87, Note1].

Rien n'est plus contradictoire que de nier l'esprit, ou même simplement l'élément psychique, en faveur de la seule matière, car c'est l'esprit qui nie, alors que la matière demeure inerte et inconsciente. Le fait que la matière peut être pensée prouve précisément que le matérialisme se contredit dès son point de départ, un peu comme le pyrrhonisme pour lequel il est vrai qu'il n'y a pas de vérité, ou comme le relativisme pour lequel tout est relatif, sauf cette affirmation. [Le jeu des masques, p.69-70].

L'évolutionnisme, ..., cet enfant le plus typique de l'esprit moderne, n'est qu'une sorte de succédané : c'est la compensation "en surface plane" pour les dimensions manquantes ; parce qu'on ne conçoit plus, et ne veut plus concevoir, les dimensions suprasensibles allant de l'extérieur vers l'intérieur à travers les états "ignés" et "lumineux" jusqu'au Centre divin, on cherche la solution du problème cosmogonique sur le plan sensible et on remplace les vraies causes par des causes imaginaires, et conformes, en apparence du moins, aux possibilités du monde matériel. On met à la place de la hiérarchie des mondes invisibles, et à la place de l'émanation créatrice, - laquelle ne s'oppose du reste aucunement à l'idée théologique de la creatio ex nihilo, mais en explique au contraire la signification, - l'évolution et le transformisme des espèces, et du même coup le progrès humain, seule réponse possible au besoin de causalité des matérialistes ; ce faisant, on oublie ce qu'est l'homme, et on oublie également qu'une science purement physique, dans la mesure même où elle est vaste, ne peut mener qu'à la catastrophe, soit par la destruction violente soit par la dégénérescence, ce qui aboutit pratiquement au même. [Forme et Substance dans les religions, p. 63-64].

Le succès du matérialisme athée s'explique en partie par le fait qu'il est une position extrême, et d'un extrémisme facile vu le monde glissant qui en est le cadre, et vu les éléments psychologiques auxquels il fait appel... [Regards sur les Mondes anciens, p. 159]

L'erreur décisive du matérialisme et de l'agnosticisme est-elle de ne pas voir que les choses matérielles et les expériences courantes de notre vie sont immensément au-dessous de l'envergure de notre intelligence. Si les matérialistes avaient raison, cette intelligence serait un luxe inexplicable ; sans l'Absolu, la capacité de le concevoir n'aurait pas de cause. La vérité de l'Absolu coïncide avec la substance même de notre esprit... [Sur les traces de la religion pérenne, p. 11]

Le matérialisme, par la logique des choses, aboutit à l'égalitarisme, donc à ce qui est le plus contraire à la nature humaine. En effet, si nous sommes tous égaux dans la matière, c'est-à-dire dans les besoins matériels et les lois physiques, cela n'a absolument rien à voir avec notre qualité d'hommes ; or celle-ci est notre raison d'être, ou en d'autres termes, elle est ce qui seul nous distingue des animaux. Le matérialisme équivaut donc à une réduction de l'homme à l'animal, et même à l'animal le plus inférieur, puisque celui-ci est le plus collectif ; cela explique la haine des matérialistes pour tout ce qui est supra-terrestre, transcendant, spirituel, car c'est précisément par le spirituel que l'homme n'est pas animal. Qui renie le spirituel renie l'humain : la distinction légale et morale entre l'homme et l'animal devient alors purement arbitraire, à la façon d'une tyrannie quelconque ; c'est dire que l'homme perd, par son abdication, tous ses droits sur la vie des animaux qui, eux, ont les mêmes droits que l'homme, puisqu'ils ont les mêmes besoins matériels ; on peut évidemment faire valoir le droit du plus fort, mais alors il n'est plus question d'égalité, et ce droit vaudra aussi pour les hommes entre eux. Enfin, il est encore une chose dont les matérialistes ne tiennent aucun compte, et c'est le fait que l'homme normal souffre d'être dans la chair : la honte qu'il éprouve de son existence physiologique est un indice suffisant du fait qu'il est, dans la matière, un étranger et un exilé ; la transfiguration éventuelle de la chair par la beauté humaine ne change rien aux lois humiliantes de l'existence physique. [L'oeil du coeur, p. 56-57].

Rien n'est plus absurde que de faire dériver l'intelligence de la matière, donc le plus du moins ; le saut évolutif de la matière à l'intelligence est à tout point de vue la chose la plus inconcevable qui soit. [Du Divin à l'humain, p. 11].

L'intelligence séparée de sa source supra-individuelle s'accompagne ipso facto de ce manque de sens des proportions qu'on appelle l'orgueil ; inversement, l'orgueil empêche l'intelligence devenue rationalisme de remonter à sa source ; il ne peut que nier l'Esprit et le remplacer par la matière ; c'est de celle-ci qu'il fait jaillir la conscience, dans la mesure où il ne peut la nier en la réduisant -- et les essais ne manquent pas -- à une sorte de matière particulièrement raffinée ou "évoluée"(1). Plutôt que de s'incliner devant l'évidence de l'Esprit, la raison orgueilleuse niera sa propre nature qui pourtant lui permet de penser ; dans ses conclusions concrètes, elle manque autant d'imagination et de sens des proportions que de perspicacité intellectuelle, et c'est là précisément une conséquence de son orgueil. Corruptio optimi pessima: c'est ce que prouve, une fois de plus, la monstrueuse disproportion entre l'habileté de la raison devenue luciférienne et la fausseté de ses résultats ; on gaspille des torrents d'intelligence pour escamoter l'essentiel et pour prouver brillamment l'absurde, à savoir que l'esprit a fini par surgir d'un monceau de terre -- ou disons d'une substance inerte -- à travers des milliards d'années dont la quantité, au regard du résultat supposé, est dérisoire et ne prouve rien. Il y a là une perte du sens commun et une perversion de l'imagination qui, à rigoureusement parler, n'ont plus rien d'humain, et qui ne peuvent s'expliquer que par le parti pris scientiste bien connu de tout interpréter par le bas ; d'échafauder n'importe quelle hypothèse, pourvu qu'elle exclue les causes réelles, lesquelles sont transcendantes et non matérielles, et dont la preuve concrète et tangible est notre subjectivité, précisément. [Du Divin à l'humain, p. 15-16].

(1) Que l'on parle d' "énergie" plutôt que de "matière" -- et autres subtilités de ce genre -- ne change rien au fond du problème et ne fait que reculer les limites de la difficulté. Notons qu'un soi-disant "sociobiologiste"-- ce mot est tout un programme -- a poussé l'ingéniosité jusqu'à remplacer la matière par des "gênes" dont l'égoïsme aveugle, combiné avec un instinct de fournis ou d'abeilles, aurait fini par constituer non seulement les corps mais aussi la conscience et en fin de compte l'intelligence humaine, miraculeusement capable de disserter sur les gênes qui se sont amusés à la produire.

Si tout a commencé par la matière et s'il n'y a pas d'Esprit, donc pas de Dieu, comment s'expliquer que les hommes aient pu croire fermement le contraire pendant des millénaires, et qu'ils aient même déployé un maximum d'intelligence à l'affirmer et un maximum d'héroïsme à le vivre ? On ne saurait invoquer le progrès, car les incroyants de tous genres sont loin d'être supérieurs aux croyants et aux sages, et on ne voit nulle part un passage évolutif de ceux-ci à ceux-là ; les idées matérialistes se sont manifestées et répandues pour ainsi dire sous nos yeux -- dès le "siècle des lumières"-- sans qu'il soit possible de constater là une évolution dans le sens d'une ascension qualitative à la fois intellectuelle et morale, bien au contraire. [Du Divin à l'humain, p. 17].

Ceux qui soutiennent l'argument évolutionniste d'un progrès intellectuel aiment à expliquer les idées religieuses et métaphysiques par des facteurs psychologiques inférieurs, tels que la peur de l'inconnu, l'espoir infantile d'un bonheur perpétuel, l'attachement à une imagerie devenue chère, l'évasion dans les rêves, le désir d'opprimer autrui à bon compte, et caetera; comment ne voit-on pas que de tels soupçons, présentés sans vergogne comme des faits démontrés, comportent des inconséquences et impossibilités psychologiques qui n'échappent à aucun observateur impartial ? Si l'humanité a été stupide pendant des millénaires, on se s'explique pas comment elle a pu cesser de l'être, d'autant que ce fut dans un laps de temps relativement très court ; et on se l'explique d'autant moins quand on observe avec quelle intelligence et quel héroïsme elle a été stupide pendant si longtemps et avec quelle myopie philosophique et quelle décadence morale elle est devenue enfin "lucide" et "adulte".(1)

(1) Un trait caractéristique de "notre temps" est qu'on attache partout "la charrue devant les boeufs": ce qui normalement devrait être le moyen devient la fin, et inversement. Les machines sont censées être là pour les hommes, mais en fait les hommes sont là pour les machines ; alors qu'autrefois les routes étaient là pour les villes, maintenant les villes sont là pour les routes ; au lieu que les mass media soient là pour la "culture", celle-ci est là pour les mass media, et ainsi de suite. Le monde moderne est un enchevêtrement inextricable de roulements que personne ne peut arrêter.