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Une lettre de jeunesse

  traduites de l’allemand par Catherine Schuon.
Extraite d'un ensemble de lettres à paraître dans le Dossier H sur Frithjof Schuon
Copyright© 2000 Frithjof Schuon
(Photos, textes et Peintures)

Frithjof Schuon n’a pas encore vingt et un ans lorsqu’il rejoint, à Besançon, le régiment dans lequel il doit effectuer les dix-huit mois de son Service militaire. Il adresse à Lucy von Dechend[1]ou à Albert Oesch, ses amis d’enfance, des lettres où transparaît l’« attente » mystique du jeune homme tourmenté qu’il est alors. De retour à Paris, en 1931, il retrouve un travail de dessinateur sur textiles qu’il perdra en Février 1932. En Octobre de la même année il fait un bref séjour à Lausanne puis rejoint Marseille où il embarque pour l’Algérie. Ces lettres, toutes écrites avant sa rencontre avec le Sheikh El Alawî, en Novembre 1932 à Mostaghanem, sont aussi révélatrices de la nature essentiellement « pneumatique » du grand métaphysicien.

A Albert Oesch,
Besançon, fin Octobre 1929.
Devant le portail de la caserne.

(…) L’aube se lève au dessus de moi avec une ineffable douceur. Il est encore tôt et il fait frais.

Le monde semble comme immergé dans cette translucidité argentée qui d’antan le recouvrait d’une innocence paradisiaque. L’agitation des hommes, avec toute sa laideur et son absurde confusion, n’a pas encore commencé. Les arbres à moitié effeuillés vibrent dans l’espérance du soleil qui se lève au bord du ciel comme un gong de bronze qu’une divine main à peine effleure. Une étoile encore, qui toute la nuit a veillé sur le secret du silence et veut être oubliée des fêtes diurnes, vient doucement s’éteindre dans la lumière du matin – dernière larme qui se fond dans un océan de joie infinie. Quelque part des oiseaux chantent à l’unisson de la joie dont je suis l’enfant et qui, surabondance de l’Insaisissable, fait vibrer la harpe de mon univers intérieur.

A Toi seul, Seigneur des mondes qui ruissellent de Tes mains comme des cascades, à Toi seul revient la gloire, source de toute joie, alors que tu demeures comme non affecté par son ivresse. Je me tiens devant Toi, ô seul Glorieux, comme au premier jour ; puisse la vague de joie qui m’a conduite à l’étroitesse de l’existence individuelle me déposer à Tes pieds, et puissé-je là fondre comme cette étoile que la gloire du soleil a engloutie. Délivre-moi, ô Tout Miséricordieux, Toi qui m’as aujourd’hui à nouveau donné ton soleil en souvenir de Toi et de Ton Royaume ; libère-moi des chaînes du désir d’où naît toute souffrance, des chaînes de ma nostalgie qui flétrit l’innocence de mes heures par des soucis ; délivre-moi des chaînes de mes idées qui recouvrent mon visage de leur voile comme un tissu d’erreurs et de doutes…

J’entends le son strident d’une trompette et une horloge marque l’heure.

Je pensais, lorsque le soleil serait plus haut dans le ciel et que la mesure de sa gloire augmenterait jusqu’à la jubilation extatique, me ceindre, partir à sa rencontre et boire du vin de son festin. Mais voilà que sa sublime fête a déjà acquis un sens légalisé qui renverse le vin de la joie et le laisse se détériorer dans les ornières de laides utilités et de misérables nécessités. Dans sa naïveté, mon cœur était encore empli de l’idée d’être le cœur d’un roi ; mais à présent je dois faire l’expérience d’être, moi aussi, une partie de cet utilitarisme, qui comme un souffle empoisonné, balaye la beauté de ce monde et en fait une vallée de désolation ; car je suis soldat au service de la République française…

Toute cette misère du péché ne doit pas m’ôter la joie que je dois déployer à la lumière du Créateur des mondes. Lorsque le Grand Soir viendra recouvrir mon rêve et que les feuilles de l’arbre de ma vie seront transformées en or, je veux pouvoir déposer ma joie, à Ses pieds, en sacrifice et en hommage, comme une rose miraculeuse pleinement épanouie.

 

[1]  Lucy von Dechend (1899-1991) est la dernière fille d’un juge berlinois retiré à Florence après un riche remariage.  Elle vient vivre à Bâle en 1906 et fait, quelques années plus tard, la connaissance de la famille Schuon alors qu’Erich et Frithjof Schuon sont encore enfants. Elle restera toute sa vie très attachée à Schuon qui l’aimait un peu comme une sœur.   

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