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La naissance de la Loge « La Grande Triade »

dans la correspondance de René Guénon à Frithjof Schuon

Jean-Baptiste AYMARD

Créée en 1947, la Loge maçonnique « La Grande Triade » emprunta son nom à un ouvrage de René Guénon paru l’année précédente. Rattachée à la Grande Loge de France et fondée à l’initiative du Comte Mordvinoff, un russe exilé à Paris, elle comptait à l’origine sept membres qui avaient trouvé dans les écrits de Guénon les raisons d’espérer une renaissance de la Maçonnerie. On y trouvait le « Grand Orateur Ivan Cerf, le futur Grand Maître Antonio Coën, plusieurs Grands Officiers et Conseillers fédéraux » [1] ainsi que le Grand Maître Michel Dumesnil de Grammont, tous membres éminents de la Grande Loge qui avaient été convaincus par Mordvinoff de l’intérêt de l’entreprise. L’artiste peintre Ivan Cerf en fut dès l’origine le Vénérable. Seul le Comte cependant pouvait être alors considéré comme un vrai connaisseur de l’œuvre guénonienne. Trois postulants – futurs initiés donc – devaient bientôt les rejoindre : Marcel Maugy qui publiera plusieurs livres et articles sous le nom de Denys Roman, Marcel Clavelle (alias Jean Reyor) dont la position et les relations avec Guénon seront déterminantes et Roger Maridort qui était devenu musulman depuis peu. Par principe il avait été convenu qu’à l’avenir ne seraient admis dans la Loge que de vrais connaisseurs de l’œuvre guénonienne.

René Guénon, séduit par la perspective que ses idées refondatrices d’une Maçonnerie opérative puissent enfin [2] trouver une application, encouragea vivement le projet. Par l’entremise de Clavelle notamment, il suivra en détail les modalités de mise en œuvre et tentera d’insuffler les grandes lignes directrices de cette loge dont on a dit qu’elle fut un peu « son enfant particulièrement aimé [3]  ».

Johannis Corneloup (33ème degré du Grand Orient de France, Grand Commandeur d’Honneur « ad vitam » du Grand Collège des Rites) a relaté dans un chapitre (« La Grande Triade et l’œuvre de René Guénon ») de son ouvrage Je ne sais qu’épeler ! (Ed.Vitiano, 1971, réed. Ed. du Borrego, Le Mans, 1992) les « visites » qu’il fit alors aux réunions de la nouvelle loge. Directement concerné, puisqu’il s’y trouva impliqué, Marcel Maugy a largement commenté le récit de Corneloup dans les Etudes Traditionnelles puis dans son ouvrage René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie. Pour sa part Marcel Clavelle, qui sera exclu de la Loge trois ans plus tard, la veille même de la mort de Guénon, a donné en 1963 sa propre version des faits, non sans désinvolture ni perfidie, dans un document non publié intitulé Quelques souvenirs sur René Guénon et les Etudes Traditionnelles, texte que l’on appelle souvent Document confidentiel inédit à la suite de Marie-France James qui y a beaucoup puisé pour écrire son problématique Esotérisme et Christianisme autour de René Guénon. Nous avons déjà dit ailleurs [4] ce que nous pensions de la désinformation née de ce document malheureusement pillé avec plus ou moins de discernement par les différents biographes de Guénon comme Jean-Pierre Laurant [5] ou Jean Robin, par exemple, dans son péremptoire René Guénon, Témoin de la Tradition, truffé d’approximations et d’erreurs.

Les travaux de la nouvelle loge connurent rapidement un certain succès mais la question de la pratique d’un exotérisme vint rapidement troubler l’unanimité qui s’était faite autour des grands principes. Depuis le Caire, Guénon soulignera la Nécessité de l’exotérisme traditionnel dans un article qui paraîtra en décembre 1947 dans les Etudes Traditionnelles : « Cela peut paraître moins évident dans le cas où, comme il arrive justement dans l’Occident actuel, on se trouve en présence d’organisations initiatiques n’ayant pas de lien avec l’ensemble d’une forme traditionnelle déterminée ; mais alors nous pouvons dire que, par là même, elles sont, en principe tout au moins, compatibles avec tout exotérisme quel qu’il soit, mais que, au point de vue strictement initiatique qui seul nous concerne présentement à l’exclusion de la considération des circonstances contingentes, elles ne le sont pas véritablement avec l’absence d’exotérisme traditionnel ».

Avec son aval, l’idée d’un rapprochement avec l’islam se fit donc rapidement jour. Frithjof Schuon fut dans cette perspective sollicité puisqu’il dirigeait en Europe une Tarîqah et qu’il pouvait par conséquent transmettre une initiation qui permettait notamment, en toute régularité initiatique, d’invoquer un Nom divin. Non sans acrimonie, André Bachelet, exécuteur testamentaire de Marcel Maugy, a récemment fait état [6] des circonstances qui présidèrent, selon lui, à ce rapprochement temporaire.

Contrairement à ce qu’ont pu affirmer Clavelle et à sa suite Bachelet – en dépit de sa forte prévention à l’égard de Clavelle – Schuon n’eut pas l’idée « d’étendre son autorité » ou de « mettre la main » sur « la Grande Triade ». Comme il l’affirmera très justement plus tard à Michel Vâlsan: « Ce n’est pas l’Islam qui tenta d’annexer la L\, c’est celle-ci qui tenta de se servir de l’Islam » (lettre du 4 Juin 1973).

Avant même d’être musulman, Guénon avait été franc-maçon et il le demeurera foncièrement toute sa vie. Cette orientation et son souhait, maintes fois exprimé, de voir la Franc-Maçonnerie revivifiée explique à notre sens, pour une large part, son refus de la thèse schuonienne concernant la subsistance de la nature ésotérique des sacrements chrétiens et partant la nature foncièrement initiatique de la religion chrétienne, exposée pour la première fois en juillet-août 1948 dans les Etudes Traditionnelles [7] , thèse qui s’accorde pourtant avec l’enseignement de l’Eglise d’antan [8] . Nous serions volontiers tentés d’y voir là un véritable « nœud causal », pour reprendre un terme utilisé dans un tout autre contexte par l’historien Ernst Nolte. A la suite de la parution controversée de ses « Quelques critiques » dans le Dossier H René Guénon (L’Age d’Homme, 1984), Schuon précisera à l’un de ses correspondants : « Comment ne voit-on pas la gravité d’une opinion qui revient à placer la Franc-Maçonnerie au-dessus de l’Eglise catholique ou du Christianisme tout court ? Car si l’initiation c’est le sommet, et si les sacrements ont perdu leur caractère initiatique, les chercheurs qui se croient « qualifiés » pour l’initiation n’ont plus rien à attendre de l’Eglise ; ils trouveront le sommet des trésors spirituels dans la Maçonnerie, même si celle-ci n’a rien à leur offrir au point de vue proprement méthodique ; mais ce manque, précisément, ne gêne pas les guénoniens. Il est vrai qu’on parlait, en milieu guénonien, d’une sorte de « réalisation collective » au moyen des rites maçonniques ; ce qu’il m’est impossible de prendre au sérieux, surtout quand je pense à la situation concrète, c’est-à-dire aux individus et à l’encadrement spirituel » (lettre à J.B., 15 mars 1985).

Bien que cela relève parfois de l’anecdote, on verra dans les extraits de lettres inédites de René Guénon à Frithjof Schuon qui vont suivre que la présentation et le déroulement des faits inhérents à la fondation de cette loge ne correspondent pas tout à fait à la version partisane et quelque peu fantasmatique [9] que l’on a jusqu’à lors colporté et que Guénon fut beaucoup plus impliqué – notamment en regard de la question de l’islam – et Schuon plus indifférent que l’on se l’est imaginé chez les Maçons.

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Lettre de René Guénon du 9 novembre 1946

(…) Ce que vous avez répondu à Clavelle au sujet de la Maçonnerie coïncide en somme, sur les points essentiels, avec ce que je lui avais déjà écrit moi-même ; il en est ainsi notamment en ce qui concerne la méthode de réalisation faisant en quelque sorte corps avec l’exercice même du métier ; il va de soi, d’ailleurs, que cette question de réalisation n’est pas, dans les circonstances présentes, celle qui se pose de la façon la plus immédiatement urgente… Il est tout à fait exact qu’autrefois, comme vous le dites, « les Maçons pratiquaient toujours l’exotérisme du monde où ils vivaient », et cela parce que la Maçonnerie elle-même n’est liée à aucune forme exotérique déterminée ; pour cette raison précisément elle n’est incompatible avec aucune, en principe tout au moins, de sorte que la question d’un changement de forme traditionnelle ne peut même pas se poser réellement en pareil cas. J’ajoute qu’elle n’est pas incompatible non plus avec tout autre initiation surtout si on ne  l’envisage en quelque sorte qu’à titre « accessoire », ce qu’en tout cas son état actuel justifie assurément… Par rapport à l’Islam en particulier, personne, dans les pays islamiques mêmes, n’a jamais pensé qu’il puisse y avoir une incompatibilité quelconque, et cela aussi bien au point de vue ésotérique qu’au point de vue exotérique ; ici, par exemple, il y a toujours eu depuis longtemps des Maçons à la fois parmi les « ulamâ ez-zâhir » et parmi les membres des diverses turuq. Pour ceux-ci, il y a d’ailleurs au moins un exemple illustre : celui de l’émir Abdel-Qader, qui, en dehors de son rôle extérieur, était un mutaçawwuf éminent (ce que les historiens européens paraissent naturellement ignorer), et qui se fit recevoir Maçon lors de son séjour à Alexandrie. Voici encore quelque chose de plus : le Sheikh Elîsh [10] disait que «  si les Maçons comprenaient  bien leurs symboles, ils seraient tous Musulmans » ; et, à ce propos, il expliquait les 4 lettres du nom d’Allah, sous le rapport de leurs formes comme correspondant respectivement à la règle, au compas, à l’équerre et au triangle... Mais cela, j'aime mieux ne pas le dire à Clavelle, pour le moment du moins, afin de ne pas l'influencer dans un certain sens;  je vous remercie de me laisser toute latitude pour lui donner mon avis, mais cependant je préférerais que vous lui disiez tout de même ( ou à moi, afin que je puisse en tenir compte) ce que vous pensez en ce qui le concerne spécialement. En effet, si la question de principe est très facile à résoudre, il peut n’en être pas de même pour les cas particuliers ; à cet égard, je lui avais parlé de la possibilité, pour certains, d’un danger de « dispersion », et ce que je voulais dire par là était, au fond, la même chose que ce que vous envisagez aussi en parlant des inconvénients que peut avoir le contact avec un certain psychisme collectif ; il est évident que ce danger n’existe pas pour tout le monde indistinctement et qu’on ne peut rien dire de général là-dessus ; et c’est là, en somme, le seul point que je trouve réellement embarrassant pour le cas de Clavelle lui-même…

Il faut maintenant que je vous parle un peu de l’extraordinaire histoire de Raymond C…, dont il est question, ainsi que vous l’aurez vu, dans la dernière lettre de Clavelle : il y a quelque temps, j’ai reçu de lui ( et c’est la première fois qu’il m’a donné signe de vie depuis la reprise des communications) une énorme lettre qui, chose assez bizarre, a été mise à la poste à Lausanne, et dont la partie la plus importante concerne la soi-disant possibilité, qu’il dit l’intéresser tout particulièrement d’obtenir un rattachement lamaïque par l’intermédiaire de Calmels. J’en ai été plutôt stupéfait et, d’après tout ce que je sais de Calmels, je me suis bien douté tout de suite que, de ce côté, une telle possibilité était inexistante en fait. Seulement ce que je craignais, c’est que Clavelle ne soit pour quelque chose dans le « lancement » de cette idée, si l’on peut dire, d’abord à cause de l’intérêt que lui-même paraissait avoir témoigné à tout ce qui touche le Bouddhisme pendant ces dernières années, et ensuite parce que C… m’assurait s’être mis d’accord avec lui pour m’écrire à ce sujet. C’est pourquoi j’ai aussitôt demandé à Clavelle des explications sur ce qu’il avait dit exactement ; d’après sa réponse, que j’attendais pour pouvoir plus sûrement remettre les chose au point en écrivant à C…, il s’agit simplement d’ « imaginations » de celui-ci, et j’aime beaucoup mieux qu’il en soit ainsi. Je n’avais rien remarqué d’anormal dans sa correspondance d’autrefois, mais Allar, qui l’a rencontré en Savoie l’an dernier, m’a dit alors qu’il ne lui avait pas paru très bien équilibré, et cette histoire semblerait de nature à lui donner raison… Son idée d’une « greffe mahâyâniste » (l’expression est de lui) sur la Maçonnerie n’est pas moins étonnante que le reste, et elle est même vraiment incompréhensible de la part de quelqu’un qui a sûrement lu ce que j’ai écrit au sujet du mélange des formes traditionnelles ; il y a même sur ce point, à la page 41 des « Aperçus » comme une réponse anticipée et assez explicite. D’autre part, l’idée de Maridort dont parle Clavelle, en ce qui concerne l’Islam (et tout cela nous ramène à la question de l’ « aide orientale »), ne me paraît pas susceptible de donner grand’chose non plus, bien que du moins elle ne fasse pas appel à quelque chose d’aussi complètement « étranger » que le bouddhisme par rapport à la Maçonnerie ( cela surtout à cause de Salomon, qui a même en réalité une place encore plus grande dans la « perspective » islamique que dans le Judaïsme lui-même).

Au fond, une aide ne pourrait résulter que de l’action d’individualités possédant une initiation orientale et appartenant en même temps à la Maçonnerie, et en laissant nécessairement celle-ci telle qu’elle est ; du moins, je ne vois pas d’autre hypothèse réellement plausible à cet égard. On pourrait objecter que, là où la chose s’est déjà produite, aucun effet appréciable n’en est résulté jusqu’ici ; mais cela tient sans doute surtout à ce que la Maçonnerie comprend partout des éléments beaucoup trop mêlés, et la première condition pour pouvoir faire quelque chose de sérieux à quelque point de vue que ce soit, serait assurément d’y opérer une sélection aussi rigoureuse que possible.

Je ne vous parle pas des Ch. Du P. [Chevaliers du Paraclet], car je n’aurais en somme rien à ajouter à ce que vous avez dit à ce propos à Clavelle ; s’il s’agit bien d’une organisation initiatique, celle-là paraît vraiment être en plus mauvais état encore que la Maçonnerie. »

Lettre de René Guénon du 16 janvier 1947

(…) « Pour ce qui est de Clavelle, je ne crois pas non plus qu’il puisse y avoir le moindre inconvénient à son entrée dans la Maçonnerie, mais, pour des raisons que vous comprendrez facilement, je préférais vous laisser le soin de le lui dire vous-même ; il m’a écrit depuis lors qu’il avait reçu votre lettre et que puisqu’il en était ainsi, il n’hésitait plus à participer au projet envisagé. Au sujet de celui-ci, je vois que vos préférences vont à l’idée d’une Loge indépendante, idée qui du reste est aussi celle qu’Humery avait eu déjà autrefois ; cela aurait en effet bien des avantages à divers égards, à commencer par celui d’éviter entièrement toute obligation d’accueillir des visiteurs étrangers. A côté de cela, il y a seulement un inconvénient que j’ai déjà signalé à Clavelle : c’est que, étant donné ce qu’est actuellement l’organisation administrative des Obédiences, les Maçons qui seraient initiés dans cette Loge ne seraient pas reconnus et ne pourraient pénétrer nulle part, de sorte qu’ils seraient ainsi sérieusement désavantagés par rapport aux autres membres. Il n’est peut-être pas impossible de trouver une solution à cette difficulté, mais je dois dire que je ne la vois pas pour le moment, ou du moins je n’en vois qu’une : ce serait de ne pas faire d’initiations et de faire tout d’abord recevoir les futurs membres dans une loge ordinaire ; on aurait ainsi quelque chose qui correspondrait à ce qu’on appelle en Angleterre les « Loges d’instruction », mais avec la différence que celles-ci sont, comme les autres rattachées à la Grande Loge, et aussi qu’elles ne font guère autre chose que de s’occuper de recherches purement historiques.

A propos des rapports entre la Maçonnerie et l’Islam, S.Must. [Michel Vâlsan] me raconte dans sa dernière lettre quelque chose de très curieux ; je vous transcris le passage : « Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de voir des planches arabes (vraisemblablement algériennes) dont une contenait des dessins qui donnaient en somme une interprétation maçonnique de la prière musulmane : les différentes phases de la « çalâh » étaient exprimées en tracés à l’équerre et au compas, ces outils figurant eux-mêmes avec leur propre tracé. C’était à la bibliothèque qu’administrait alors mon beau-père. Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est que, sur les panneaux ainsi dessinés et portant des mots en arabe, il y avait aussi des mots en français (traduction), de sorte que je pense que ces toiles ont dû servir à quelque moment pour quelque exposition, ou reproduction dans quelque ouvrage, à moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose… Avez-vous quelque idée sur ce que cela peut-être ? Je regrette de pas pouvoir revoir maintenant ces documents. » Je dois avouer que je ne sais pas du tout ce que c’est n’ayant jamais rien vu de semblable ; c’est dommage qu’il ne puisse pas se souvenir de quelques détails plus précis, permettant notamment de se rendre compte à peu près de quelle époque peuvent dater les planches en question (il est très possible que les mots en français y aient été ajoutés après coup). En tout cas, cela m’a fait repenser encore à ce que je vous avais dit, et dont je n’avais d’ailleurs rien dit jusqu’ici à S.Must. ; c’est seulement en lui répondant que je lui ai parlé à propos de cette histoire. »

Lettre de René Guénon du 15 juin 1947

« Je vous remercie de m’avoir fait part de votre dernière réponse à Clavelle ; celui-ci m’a en effet tenu au courant de votre correspondance avec lui jusque là, mais je suis un peu étonné qu’il ne me parle pas de cette réponse dans une lettre que je viens justement de recevoir de lui. Il est vrai qu’il croit peut-être l’avoir déjà fait, car il ne m’avait pas écrit depuis longtemps, et cette lettre, assez courte, est surtout destinée à s’excuser de ce qui pourrait paraître de la négligence, mais qui, assure-t-il, n’est dû qu’aux préoccupations causés par sa situation, et qui malheureusement semblent toujours ne pas diminuer… J’avais remarqué aussi sa crainte au sujet du rattachement à la Shariy’ah [11] pour les candidats à l’initiation maçonnique, et je lui avais dit de vous poser nettement la question ; voilà donc encore une difficulté, ou soi-disant telle, qui se trouve maintenant dissipée. Le principal inconvénient d’une loge non fédérée aurait été que, avec l’organisation actuelle ( c’est-à-dire celle qui remonte à 1717), les membres qui auraient reçu l’initiation auraient été considérés en fait, bien qu’à tort, comme des Maçons  « irréguliers » (sans pourtant qu’on conteste la validité de leur initiation même), et que, par conséquent, ils n’auraient pu pénétrer nulle part ni exercer une action plus étendue sur le milieu maçonnique. Quant au point de vue catholique et à la question de compétence qu’il soulève, je ne crois vraiment pas qu'il soit possible d'ajouter quelque chose à ce que vous en avez dit...

Pour ce qui est de l’invocation d’un nom divin et de la façon dont celui-ci pourrait être « donné » pour que cette invocation soit pleinement valable, je suis naturellement tout à fait de votre avis ; il y aurait lieu seulement de préciser dans quelles conditions la chose serait possible, et je pense aussi qu’elle devrait être réservée à une sorte de « cercle intérieur ». Le Nom El Shaddaï est, vous le savez, celui qu’on dit avoir été invoqué plus particulièrement par Seyidna Ibrahim [Abraham] ; il est plus que probable que, en général, on ne doit guère comprendre quel rapport il peut y avoir entre celui-ci et les rites des constructeurs (je n’ai d’ailleurs jamais vu soulever cette question nulle part) ; mais ne pourrait-on pas dire que ce rapport résulte de ce qu’il bâtit de ses mains la Kaabah avec Seyidna Ismaîl ? En ce cas, il y aurait là encore un lien assez remarquable avec l’Islam, et qui serait même de nature à justifier encore plus complètement la communication du Nom, comme vous l’envisagez, par des membres d’une organisation islamique. »

Lettre de René Guénon du 27 juillet 1947

(…) « Je n’ai pas encore non plus de nouvelles directes de Rocco [12] depuis son voyage en Suisse ; la correspondance avec l’Italie est généralement plus lente encore qu’avec les autres pays, ce qui n’est pas peu dire ; j’ai été très heureux d’apprendre par S. Abu B. [ Martin Lings] l’excellente impression que vous avez eue de lui. Ce que je ne m’explique pas, c’est ce qu’il vous a dit au sujet d’Ivan Cerf, car moi-même je n’ai rien su jusqu’ici qui puisse donner à penser que celui-ci croie avoir retrouvé la méthode perdue ; je me demande donc d’où cela peut venir et s’il n’y a pas eu là quelque confusion. D’autre part, je me suis aperçu comme vous, par la dernière lettre de Clavelle, que celui-ci pensait que l’admission à la Shariy’ah, pour les candidats à la Maç\ ne présenterait plus le même intérêt maintenant que « les portes de la Tarîqah seraient ouvertes de nouveau » ; d’accord avec ce que vous avez écrit à ce sujet à S.Must. et dont il m’a fait part ; j’ai tâché de remettre un peu les choses au point en répondant à Clavelle. La réception de Clavelle, de Maridort et de Maugy à la L\ «  La Grande Triade » a dû avoir lieu le 10 juillet. On estime qu’il y aura déjà une trentaine de demandes d’affiliation à examiner à la rentrée ; il me semble que c’est vraiment beaucoup, mais j’espère que du moins on fera un tri sérieux dans tout cela ; c’est tout ce que j’ai su de nouveau là-dessus jusqu’à maintenant. D’autre part, j’ai appris qu’Ivan Cerf a l’intention de faire obtenir à Clavelle (mais je crois que celui-ci n’en sait rien encore) le poste de bibliothécaire de la G\\; il est fort à souhaiter que cela réussisse, car il me semble que cette situation lui conviendrait tout à fait bien, et c’est sûrement ce qu’il y aurait de mieux pour l’aider à sortir enfin des difficultés au milieu desquelles il se débat toujours [13] . »

Lettre de René Guénon du 17 mars 1948

(…) « J’apprends aussi que Q… doit être ces jours-ci à Lausanne, et que Clavelle l’a chargé de vous parler des questions concernant la « Grande Triade ». Il y a malheureusement en ces derniers temps, dans l’attitude et les propos de Cerf, quelque chose d’assez étrange et même d’un peu inquiétant ; je ne sais vraiment qu’en penser, car je ne comprends pas qu’un homme de son âge (il a 65 ans) puisse se monter la tête à ce point… J’espère que vous n’oublierez pas de me dire quelle impression vous aurez eue de tout cela. »

Lettre de René Guénon du 25 avril 1948

(…) « Pour en venir à la question de la « Grande Triade », il faut que je vous dise tout d’abord que depuis les propos qui nous ont si fort inquiétés et que Q… a dû vous rapporter comme Clavelle l’en avait chargé, Maridort a eu avec Cerf plusieurs conversations qui donnent tout de même une impression un peu plus rassurante, en ce sens que les dits propos ne correspondraient pas réellement à sa façon de penser. Il les explique par le fait que, étant donné le milieu auquel il a affaire à la G\L\, il est obligé à beaucoup de ménagements et de diplomatie, ce qui l’amène même à dire parfois des choses qui se contredisent plus ou moins ; je ne sais d’ailleurs pas si cette « diplomatie » est vraiment aussi habile qu’il en est persuadé lui-même… En tout cas, il est manifestement très impulsif et changeant, ce qui rend très difficile de savoir exactement à quoi s’en tenir sur son compte ; en même temps, il est aussi trop sûr de lui à certains égards, et il attribue probablement une importance exagérée à ses diverses connaissances d’ordre extérieur (en ce qui concerne le thomisme par exemple). De plus, il est très possible que, suivant votre remarque, sa fonction lui ait quelque peu tournée la tête, bien que ce soit assurément plus étonnant et plus inattendu chez quelqu’un de son âge (il a 65ans) que s’il s’était agi d’un homme plus jeune. Une chose encore qui est assez bizarre, c’est qu’il assure toujours qu’il se propose de m’écrire et qu’il ne le fait jamais ; personne ne réussit à s’expliquer quelles peuvent en être les raisons, et on a même été jusqu’à supposer qu’il craignait peut-être des indiscrétions de la poste… A titre documentaire je vous transcris un extrait d’une lettre du Fr\Corneloup, directeur du « Symbolisme », à un de ses collaborateurs qui me l’a communiquée : « Je suis allé visiter la « Grande Triade » ; j’ai été très favorablement impressionné. Je ne connaissais pas Ivan Cerf ; d’après ce que j’en avais entendu dire, je craignais de trouver chez lui beaucoup de cabotinisme. Je ne dirais pas qu’il en est totalement dépourvu mais ce qu’il en peut exister chez lui est parfaitement supportable et est presque naturel chez un artiste qui ne manque pas de valeur. Je dirai même que cela le sert en la circonstance : comme il a un physique approprié, il évoque fort bien un grand hiérophante. Il préside donc parfaitement, avec dignité et l’autorité qu’il faut. » Cela pourra vous donner une idée de l’impression que produit Cerf sur un Maçon « moyen » ; j’ajoute que le Fr\Corneloup a été surtout très frappé, et beaucoup plus que je ne m’y serais attendu de sa part, par le travail de Clavelle, à qui il a d’ailleurs écrit depuis lors. Maintenant, pour ce qui est de la constitution d’un cercle intérieur, à laquelle il faudra certainement en venir le plus tôt possible, voici ce qu’il en est présentement : la plupart des fondateurs de la « Grande Triade » semblent malheureusement, pour des raisons diverses, insuffisamment qualifiés pour en faire partie ; les uns sont trop superficiels et ne paraissent guère pouvoir se modifier (c’est notamment le cas du G\M\Dumesnil de Gramont) ; les autres, qui ont certainement de meilleurs possibilités de compréhension, ont d’autres défauts plus ou moins gênants En somme, en réservant le cas de Cerf jusqu’à nouvel ordre, il ne reste parmi eux que Mordvinoff qui est très bien à tous les points de vue et que je connais d’ailleurs depuis très longtemps ; il n’a pas à la G\L\ l’autorité qui était nécessaire pour la fondation de la « Grande Triade » mais naturellement cela n’a aucune importance pour l’organisation du cercle intérieur. Seulement, il va de soi que lui seul ne suffit pas, ce qui oblige à attendre quelque peu, jusqu’à ce que plusieurs des « nouveaux » soient parvenus au grade de Maître ; cela ne tardera d’ailleurs sans doute pas trop, puisque Clavelle, Maridort et Maugy sont dès maintenant dispensés des délais normaux, de sorte qu’ils le recevront probablement en juillet prochain. Il y a plusieurs façons possibles de constituer ce cercle intérieur, mais, comme je l’ai écrit dernièrement à Clavelle, celle qui me paraît préférable, tout au moins pour commencer, serait de lui donner la forme d’une « Loge d’instruction » qui, bien entendu, serait indépendante de toute Obédience ; on reviendrait donc ainsi, en un certain sens, à l’ancienne idée d’une Loge indépendante, mais comme elle ne ferait pas d’initiations et comme tous ses membres seraient des Maçons déjà reconnus comme réguliers et resteraient en même temps membres actifs de la « Grande Triade », cela n’aurait plus aucun des inconvénients que cette solution aurait présentés sans l’existence préalable de cette dernière. En somme, ma conclusion est qu’il n’y a pas lieu de désespérer ni de se désintéresser de la chose [14] , mais seulement d’attendre qu’on puisse compléter le nombre requis pour que cette organisation soit « juste et parfaite ». »

Lettre de René Guénon du 7 juin 1948

(…) « Pour la réponse de Clavelle à Corneloup, votre réserve au sujet du passage de la p.2 est très justifiée, du moins en principe ; mais j’ai pensé, en lisant cela, qu’il avait voulu profiter de cette occasion pour présenter une sorte de vue d’ensemble de l’initiation, d’autant plus que je savais que, dans son intention, sa mise au point était destiné tout autant, si ce n’est même plus, aux membres de la « Grande Triade » qu’à Corneloup lui-même. Il y a cependant encore autre chose, car son travail pour l’obtention du grade de Maître, qu’il vient de me faire parvenir, contient des considérations tendant à expliquer pourquoi il pense que, dans l’état actuel des choses, la Maçonnerie ne peut plus se limiter à la seule perspective d’une initiation artisanale, par suite de la disparition en Occident des initiations d’un autre ordre (chevaleresque et sacerdotal) ; et, à ce propos, il fait notamment allusion à la destruction de l’Ordre du Temple, ce qui rejoint d’une certaine façon ce que vous dites vous-même. D’autre part, je dois ajouter que, au point de vue de la Maçonnerie proprement dite, le symbolisme du grade de Royal Arch (d’ailleurs complètement inconnu en France) indique tout au moins l’existence d’une porte ouverte sur les « Grands Mystères ». J’ai depuis quelque temps des nouvelles beaucoup plus rassurantes en ce qui concerne Cerf ; il paraît que s’il ne m’écrit pas directement, c’est parce que sa correspondance est actuellement « surveillée » au départ, je ne sais pas par qui ni pour quelles raisons…Quoi qu’il en soit, il m’a fait envoyer expressément l’assurance « qu’il est en communication constante avec ma pensée et principalement lorsqu’il dirige les travaux et que tout le travail qu’il fait y est absolument conforme ». J’apprends à l’instant une chose inattendue : quelques membres haut-gradés du Grand Orient se proposent d’y fonder une Loge travaillant dans le même esprit que la « Grande Triade » [15]  !

Lettre de René Guénon du 22 juillet 1948

(…) « Clavelle m’a envoyé la copie des notes qu’il vous a adressées au sujet de la situation présente de la G.T. ; d’après ce qu’il disait de Cerf, j’ai bien pensé qu’il y aurait tout avantage à ajourner la visite que celui-ci projetait de vous faire, et je vois que vous avez été aussi de cet avis ; Clavelle continuera sûrement à me tenir au courant. »

Lettre de René Guénon du 11 septembre 1948

(…) « Clavelle m’a bien communiqué vos lettres concernant Tamos et la G\ T\ ; ce que je sais de M.Gassier, ainsi que sa photographie que Clavelle m’a envoyée, me fait aussi une très bonne impression [16] . »

Lettre de René Guénon du 13 juillet 1950 [17]

(…) « Il ne faut pas en vouloir à S.Ibr.[Titus Burckhardt] pour ce qu’il m’a écrit de Dublin , car il a certainement cru bien faire en me citant quelques extraits d’une lettre qu’il venait de recevoir de vous ; seulement, la vérité est qu’il y avait là des phrases détachées dont il était impossible de savoir à propos de quoi elles étaient venues. Si j’ai relevé celle qui se rapportait à la Maç\, c’est parce qu’il m’a paru qu’il pouvait y avoir là quelque équivoque ; je sais d’ailleurs très bien que c’est Clav. qui vous a déconseillé de recevoir Cerf, car il me l’a écrit lui-même à l’époque, et ce qu’il vous a dit de ses défauts, notamment de sa vanité, n’est malheureusement que trop vrai ; que Cerf ait été déçu ou même blessé, c’est assurément très possible dans ces conditions… Mais, en laissant de côté cette question tout à fait « personnelle », ce que j’ai voulu dire, c’est que, pour pouvoir aboutir à quelque chose, il aurait fallu pouvoir trouver des modalités compatibles avec la forme particulière de l’initiation maçonnique, ce qui est très difficile à apprécier pour qui n’a pas une connaissance directe de celle-ci. J’ai donné quelques précisions se rapportant à cette question dans mon article « Travail initiatique collectif et « présence » spirituelle ». A part cela, il est bien entendu que je suis tout à fait de votre avis sur la distinction qu’il convient de faire entre la Maç\en elle-même et la mentalité de certains Maçons et même de certaines collectivités maçonniques actuelles ; mais du reste, à notre époque, il y aurait sûrement lieu de faire aussi une distinction semblable dans bien d’autres cas, à commencer par celui du Christianisme lui-même… »

Lettre de René Guénon du 10 août 1950

(…) « A propos de la Maçonnerie, si j’avais pensé qu’il s’agissait de Cerf, c’est parce que c’est lui qui était le personnage le plus important en la circonstance ; Gassier, qui n’avait alors que le simple grade d’Apprenti, ne pouvait pas être considéré comme « représentatif » de la Maçonnerie. Clavelle m’avait bien dit que, après avoir pris connaissance des notices qu’il avait rédigées pour vous sur un certain nombre de membres de la G.T. (ceux qui lui paraissaient les plus intéressants) et dont il m’avait envoyé aussi la copie, vous lui aviez écrit que c’est Gassier que vous recevriez le plus volontiers ; mais, dans ces conditions, je croyais que c’était à titre purement « personnel », puisque, n’étant pas Maître, il ne pouvait évidemment jouer aucun rôle effectif. Quoi qu’il en soit, je vois que vous n’avez sans doute jamais su ce qui est advenu par la suite : ce pauvre Gassier a eu des ennuis dont je ne connais pas la nature exacte, mais qui ont produit chez lui une sorte de découragement, et maintenant il est dans un état de santé fort inquiétant, car les médecins parlent de cancer ou tout au moins d’état précancéreux ; je crois que c’est surtout à cause de tout cela que vous n’avez jamais eu sa visite… » [18] .

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René Guénon meurt le 7 janvier 1951.

L’« expérience » de « La Grande Triade » ne survivra pas longtemps – tout au moins dans la perspective qui était la sienne à l’origine – à la disparition de celui qui en avait été son principal inspirateur.

Jean-Baptiste AYMARD



[1] Denys Roman, René Guénon et les destins de la Franc-Maçonnerie, Editions Traditionnelles, 1982, p.160.

[2] Il avait cependant jusqu’à lors douté de la possibilité et de l’utilité même d’un tel projet. C’est ainsi qu’il avait écrit à Louis Caudron en 1938 : « Il est certain que la question n’a guère qu’un intérêt théorique, et vous avez tout à fait raison de penser que cela montre bien encore qu’il n’y a plus de possibilités initiatiques réelles pour l’Occident en dehors du côté islamique. » Extrait d’une lettre du 23 septembre 1938 mentionnée dans « Correspondance Le Caire-Amiens. Lettres inédites de René Guénon » in Numéro spécial de Soufisme d’Orient et d’Occident, n°6, 2001. Ce Numéro spécial comporte en page 22 une photo où Guénon apparaît barbu et étendu à même le sol en compagnie, nous dit-on, de deux amis de la famille. La photo qui date de 1939, et non de 1938, fut en réalité prise lors de la seconde visite de Frithjof Schuon, présent à gauche sur la photo. La troisième personne est Adrian Paterson de son nom traditionnel Hussein Nûr-ed-Dîn. Ami de Martin Lings et disciple de Schuon, il fut un intime de Guénon jusqu’à son décès accidentel à la suite d’une chute de cheval en juillet 1940 (cf. Martin Lings, « René Guénon », p.51 in Connaissance des Religions n°41-42, janvier-juillet 1995). On lui doit un article paru en 1940 dans les Etudes Traditionnelles, « Divus Julius Caesar ».

[3] F.Schuon, dans une lettre de mars 1951.

[4] Jean-Baptiste Aymard, « Frithjof Schuon (1907-1998). Connaissance et voie d’Intériorité. Approche biographique », p. 35-37 in Connaissance des Religions Hors Série Frithjof Schuon, 1999.

[5] A cet égard, on lira avec profit dans le Dossier H Frithjof Schuon (L’Age d’Homme, 2002) la lettre qu’adressa Frithjof Schuon au Pr. Jean-Pierre Laurant après la sortie de son livre Le sens caché dans l’œuvre de René Guénon (L’Age  d’Homme, 1975).

[6] André Bachelet, « Autour de la « Parole perdue » des maîtres maçons », Vers la Tradition n°74, 1998/1999.

[7] Dans un article intitulé « Mystères christiques », récemment reproduit dans le Dossier H Frithjof Schuon (L’Age d’Homme, 2002). A le lire on notera que les sous-entendus intéressés que voulu y voir Clavelle, alors tout nouveau Maçon, n’y apparaissent nullement. Dans ses « Quelques souvenirs » celui-ci résume en effet de manière plus qu’expéditive la teneur de l’article: « Tous les chrétiens sont initiés, mais ils ne le savent pas ; il leur manque un enseignement, une méthode et un Maître (sous-entendu : moi, Schuon, je suis là pour leur donner ce qui leur manque). Je fais remarquer à Guénon que cette thèse met par terre une partie de son œuvre : que notamment ceux de ses lecteurs qui sont entrés en Maçonnerie à cause de son œuvre auront l’impression d’avoir été odieusement trompés, puisqu’on les a incités à entrer en Maçonnerie pour recevoir une initiation aux petits mystères alors que presque tous la possédaient déjà par leur baptême et que beaucoup ayant été confirmés, étaient initiés aux grands mystères. ».

[8] Cf. Jean Hani dans son « Hommage » in Dossier H Frithjof Schuon, L’Age d’Homme, 2002, p.77.

[9] M.Bachelet parle des « agissements des deux  protagonistes [Clavelle et Schuon], complices en l’occurrence », d’une « tentative de F.Schuon » et d’une « trahison » perpétrée « à l’insu de R.Guénon » ! La suite des lettres présentées ici montrera que Guénon savait parfaitement à quoi s’en tenir et que cette affirmation téméraire est dénuée de tout fondement. On s’étonnera aussi que M.Bachelet, qui critique pourtant sans détour Clavelle, se fasse l’écho avec délectation et sans discernement des inepties propagées par celui-ci dans ses « souvenirs » quand ceux-ci portent tort à Schuon – Schuon est supposé s’être proclamé « Maître spirituel pour l’Occident » ou avoir « amorcé sa réalisation descendante », etc. –, inepties peut-être nées de la mubalaghah (exagération), comme disait Guénon, de quelque disciple enfiévré mais certainement pas d’une quelconque proclamation de Schuon lui-même. Deux poids, deux mesures ? Plus perspicace Guénon ne manquera pas de dire à plusieurs reprises à Schuon y compris dans sa dernière lettre: « Je sais bien que l’on vous attribue, comme à moi, bien des choses que vous n’avez pas dites… » (5 octobre 1950). A la même époque, Schuon écrit à l’un de ses amis qui s’apprête à rencontrer Guénon au Caire : « (…) Si l’on a des reproches à me faire, j’aimerais qu’on le fasse clairement ; en fait, je sais à peine ce qu’on me reproche. Je me suis renseigné un peu ces temps derniers : quelqu’un aurait dit, par exemple, que Sh. Abd W. [R.Guénon] devrait être mon moqaddem… Comment peut-on me rendre responsable pour de telles âneries ? (…) Je ne songerai pas à nier des choses que j’ai écrites ; par contre, si on se réfère, pour me condamner, à des paroles que j’aurais dites, j’en appellerai à l’expérience courante qui prouve que des paroles, surtout quand elles sont entendues avec parti pris ou malveillance, se déforment à peu près toujours.» (22 octobre 1950).

[10] Il s’agit du Sheikh égyptien Abd-er-Rahmân Elish El-Kébir auquel est dédié Le Symbolisme de la Croix. Guénon a, selon toute vraisemblance, reçu l’initiation en 1912 de John Gustav Agelii (Abdul-Hâdi) lui même moqaddem du Sheikh Elîsh.

[11] La shary’ah, la règle commune, représente de fait l’exotérisme islamique. Que des Maçons aient pu s’étonner qu’on attende de ceux qui souhaitaient un rattachement initiatique, donc ésotérique mais de nature islamique, qu’ils adhérent au préalable à la forme islamique montre qu’ils n’avaient pas compris la perspective guénonienne. Guénon précisera sa pensée peu après dans l’article sur la « nécessité d’un exotérisme ».

[12] Corrado Rocco fut le traducteur de plusieurs ouvrages de Guénon en italien.

[13] Clavelle restera dès lors plusieurs mois sans écrire : « Moi aussi, je suis sans nouvelles de Clavelle depuis bien longtemps, directement du moins, et il y a plusieurs lettres de moi auxquelles il n’a pas répondu ; cela n’est pas très bon signe, et effectivement, d’après ce que me dit Allar qui l’a vu plusieurs fois en ces derniers temps, il est toujours très tourmenté par sa situation matérielle ; c’est à se demander quand et comment il s’en sortira ! » (lettre du 3 décembre 1947) puis se manifestera à nouveau : « A l’instant, je reçois enfin une lettre de Clavelle, d’ailleurs très brève ; il dit qu’il va vous écrire aussi incessamment « après un trop long silence ». Je ne sais au juste quels ennuis il a eu encore en ces derniers temps, mais il dit qu’il vient de passer par une période de lassitude et de découragement pire que toutes celles qu’il avait traversées jusqu’ici… » (lettre du 16 décembre 1947). « Je vois que Clavelle a dû vous écrire à peu près la même chose qu’à moi, mais peut-être plus longuement ; je suis bien de votre avis en ce qui concerne ses difficultés, et malheureusement je ne vois pas trop ce qu’il serait possible de faire pour l’aider à en sortir, car c’est évidemment de lui-même que tout cela dépend avant tout… » (lettre du 27 décembre 1947).

[14] De fait, Schuon semble porter peu d’intérêt au devenir de la « Grande Triade ». A l’évidence, la Maçonnerie demeure pour lui une « initiation artisanale » déchue. Il écrira par exemple plus tard (lettre du 15 mars 1985) : « A l’origine et pendant des siècles, – je dirai dès l’Antiquité, – la Maçonnerie envisageait la restauration de l’«état primordial » sur la base de la nature des choses, non de telle croyance ni de telle législation, ce qui indique son rapport avec la gnose ; or il est facile de comprendre pourquoi et comment cette perspective devint la proie du « siècle philosophique », de la pensée profane et de l’anticléricalisme, voire de l’irréligion tout court ». Dans ses courriers de l’époque (hormis ceux adressés à Guénon dont nous n’avons pas toutes les copies) on ne trouve pratiquement aucune allusion à la Loge. Incidemment on trouve cette réflexion adressée à Titus Burckhardt en octobre 1949 : « Et qu’en est-il donc de la Franc-Maçonnerie ? Dans son discours inaugural comme Maître, Clavelle a, entre autres choses, dit ceci : « La Maçonnerie est aujourd’hui la seule organisation initiatique occidentale capable d’accueillir les hommes qualifiés de toutes les castes et de toutes les traditions. C’est pourquoi, bien qu’elle soit par ses origines opératives essentiellement une initiation cosmologique limitée aux petits mystères, nous devons la considérer dans son état présent comme l’armature d’une organisation initiatique complète ». Et plus loin : « Ce que je retiendrai seulement ici, à l’appui du point de vue que je viens de vous exposer, ce sont les titres de Chevalier, de Prince, de Pontife qui figurent dans la dénomination des hauts grades et qui ne sauraient se justifier si la Maç\ devait être uniquement une initiation artisanale. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Dieu semble avoir  une préférence particulière pour les Francs-Maçons. » ( lettre du 16 octobre 1949, traduite de l’allemand).

[15] Cette Loge, aujourd’hui disparue, s’intitulera « Les Trois Anneaux ».

[16] La lettre continue en traitant d’une question très indirectement rattachée à l’objet de cette étude à savoir les avatars des Chevaliers du Paraclet, confrérie chrétienne que Louis Charbonneau-Lassay, assisté de Marcel Clavelle et Georges Tamos, avait tenté de revivifier : « Je ne suis pas très étonné de ce que vous me dites à propos de l’abbé Girc.[Gircourt, prêtre dont on a publié deux ouvrages sous le pseudonyme d’abbé Henri Stéphane, Introduction à l’Esotérisme chrétien, tome 1 et 2, Dervy, 1979, 1983.], car j’avais su par Clavelle que, depuis un certain temps, lui et l’abbé Chât.[Châtillon] ne sont plus dans les meilleurs termes avec Tamos. D’après celui-ci, ils auraient cru qu’il avait communiqué à Bourdariat certaines choses qu’il lui aurait dissimulées à eux-mêmes ; mais je me demande de plus en plus ce que peuvent bien signifier tous ces racontars plus ou moins incohérents et quelle en est la véritable origine. Bien entendu, vous pouvez compter que je ne parlerai pas à Clavelle de ce vous me dites à ce sujet. Quant à Bourdariat, je n’en ai plus du tout entendu parler ; je crois d’ailleurs qu’il serait bien embarrassé pour me donner une explication quelconque de ce qui s’est passé. » En novembre suivant Roland Bourdariat, un jeune bénédictin vivant à Rome, dont Guénon n’hésitera pas à traiter à plusieurs reprises les dires de « racontars », lui écrira : « Vous avez sans doute appris comment M.Tamos a été amené dernièrement à « fermer » le P.[Paraclet] et à remettre les choses à peu près dans l’état où elles étaient lorsque le P. était uni à l’E.Int [Estoile Internelle] en attendant que soit passé le vent de folie qui échauffe les cervelles »… De fait, la « mise en sommeil » de la Fraternité du Paraclet ne sera effective qu’en décembre 1951.

[17] Les lettres suivantes, jusqu’en juillet 1950, ne comportent plus d’allusion à la « Grande Triade ». Elles sont composées de longs développements relatifs à un numéro spécial des Etudes Traditionnelles sur la tradition peau-rouge – qui ne verra pas le jour –, à la « sinistre affaire du sieur Franck-Duquesne » et aux attaques de l’orientaliste Louis Renou, à la question de l’initiation chrétienne et régulièrement à la « décadence » de la Tarîqah de Mostaganem [«  Au sujet de Mostaganem, S.Must. aura dû vous dire déjà ce qui s’est encore produit de nouveau de ce côté : le bulletin de l’U.S.M. (Union Spirituelle Universelle) du trop fameux « Mahâ-Cohan » a publié un appel d’Izard pour la société des « Amis de l’Islam », laquelle est maintenant adhérente à la dite U.S.M. ! Après la participation aux « Congrès spirituels mondiaux » il ne faut peut-être pas trop s’en étonner, mais, tout de même, cette incorporation à une organisation qui ne relève que du plus bas charlatanisme est encore pire que tout ce qu’on aurait pu imaginer » ( 17 mars 1949) ou encore : « Au sujet de Bachelet, dont S.Must. m’a transmis les lettres et qu’il me dit avoir été reçu par vous, je crois qu’il serait bon aussi d’être prudent, non pas que j’aie des raisons de penser qu’il y a lieu de se méfier de lui personnellement, mais à cause de ses relations assez hétéroclites. Quand il était encore à Paris, il a fait des conférences au groupe de la « Vie Claire », dont l’organe publie entre autres des articles de ce Dr.Bertholet dont S.Must. me parlait dans sa précédente lettre (et à ce propos, en lui répondant, je lui demandais justement s’il savait ce qu’était devenu Bachelet dont je n’avais plus entendu parler depuis bien longtemps) ; cette même publication fait de temps à autre de la réclame pour les « Amis de l’Islam », et elle a même reproduit dans un de ses derniers n°s un article d’Izard paru dans « El Morchid » (12 août 1948), « l’invraisemblable journal qui se publie maintenant à Mostaganem » (9 novembre 1946)]. Une question plus  largement développée encore est celle de l’influence en Europe du guru Krishna Menon qui conduira Guénon à écrire « Vrais et faux instructeurs spirituels » (mars 1948) et « Sur le rôle du Guru » (mars 1950), articles que d’aucuns, comme toujours, croient encore dirigés contre Schuon... Dans le même ordre d’idée, on soulignera en passant que l’article de Guénon, « Contre le mélange des formes traditionnelles », paru quelques années auparavant dans les Etudes Traditionnelles, en avril 1937, ne visait pas Schuon, comme certains l’ont dit, mais un correspondant de la première heure de Guénon, Louis Caudron : « (…) J’avais déjà appris, par la dernière lettre de Clav., la visite de C. et de B. à Bâle et je suis content de cette « reprise de contact ». Quant à l’incompréhension doctrinale qui persiste sur certains points, je dois dire que je n’en suis pas très surpris ; du reste vous verrez précisément dans la revue d’Avril un article que j’ai écrit précisément surtout en pensant à Amiens et qui se rapporte à cela assez directement ; ce que vous me dites me confirme encore que j’ai bien fait de m’y décider et que cela pourra n’être pas inutile. Seulement, il est préférable qu’on ne sache pas à Amiens que je l’ai fait intentionnellement, car C. ne m’a jamais parlé lui-même de ce dont il s’agit, de sorte que je suis censé l’ignorer, etc. » (lettre de Guénon à Schuon du 1er avril 1937).

[18] Dans son ouvrage, Johannis Corneloup fait état de l’entretien qu’il sollicita de Schuon, vraisemblablement en 1950. Sa démarche n’était pas guidée par une préoccupation d’ordre spirituel : il entendait avant tout avoir confirmation ou infirmation des supposés avantages financiers que Clavelle, toujours impécunieux, auraient tentées d’obtenir de ses Frères à l’occasion du rapprochement entre la Loge et la confrérie soufie de Schuon : « Notre entrevue fut assez longue, très courtoise, neutre, sans manifestation sensible de sympathie ou d’éloignement. La voix était de timbre grave avec une persistance d’accent alsacien. Je n’avais pas indiqué à Schuon l’objet précis de ma visite. Elle débuta donc par des généralités sur l’œuvre de Guénon et la Franc-Maçonnerie à laquelle mon interlocuteur ne me sembla accorder qu’un intérêt poli. Lorsque j’en vins à mon fait, c’est-à-dire aux accusations portées contre Clavelle, je les mentionnai clairement, sans m’attarder aux détails inutiles; je dis aussi ce que je connaissais des difficultés de sa vie matérielle, qui pouvait influer sur son comportement. Schuon resta impassible, ne donna aucun signe d’étonnement ou d’émotion. Ce manque total de réaction pouvait être imputé à une entière maîtrise sur lui-même; mais cela me donna aussi à penser que rien de ce que je disais n’était tout à fait inconnu de mon hôte. Dans ce qui suivit, je ne trouvai rien qui pût confirmer ou infirmer mon intuition. Je terminai en exposant mon incertitude inquiète sur la personne morale de Clavelle et priai Schuon de m’éclairer s’il était en son pouvoir de le faire. C’est à ce seul moment que je crus percevoir dans l’attitude de mon interlocuteur une légère marque, je n’ose pas dire de sympathie, mais au moins d’intérêt. Je me rendais parfaitement compte de l’embarras que, sans le manifester, Schuon pouvait éprouver. Il ne savait presque rien de moi, du motif de ma démarche, de mes intentions et ne pouvait me juger que sur ma mine. Cependant, il ne se récusa pas. Je ne me souviens naturellement pas du menu de sa réponse. Sur le plan intellectuel, il accordait certainement de l’estime à Clavelle. Sur le plan sentimental, sa sympathie était probablement mesurée. Sur le plan moral, impossible de me former une certitude, bien que Schuon parût s’exprimer sans réticence, mais seulement avec prudence. Au total, il me sembla que Schuon gardait à Clavelle une confiance certaine. Cela me soulagea, et après avoir pris congé, récapitulant ce que j’avais entendu qui était tout frais dans ma mémoire, mon impression favorable se renforça  »( Je ne sais qu’épeler!, 2ème édition, p.119-120). De fait, loin du « microcosme guénonien », Schuon – qui s’insurgea néanmoins contre les inepties diffusées ça et là à son égard – ne mesura sans doute jamais la duplicité de Clavelle d’autant qu’il n’eut pas directement connaissance des fameux  « Quelques souvenirs »…

Article paru dans Connaissance des Religions, René Guénon l'éveilleur, 1886-1951, pp. 17 à 35. Dervy