Science et Tradition

… l’humanité vit normalement dans un symbole qui est une indication vers le Ciel, une ouverture vers l’Infini. La science moderne a percé les frontières protectrices de ce symbole et a détruit par là le symbole lui-même, elle a donc aboli cette indication et cette ouverture, comme le monde moderne en général brise ces espaces-symboles que sont les civilisations traditionnelles; ce qu’il appelle la « stagnation » et la « stérilité » est en réalité l’homogénéité et la continuité du symbole. (1)

(1) « Ni l’Inde ni les pythagoriciens n’ont pratiqué la science actuelle et isolé chez eux les éléments de technique rationnelle, qui rappellent notre science, des éléments métaphysiques, qui ne la rappellent point, c’est une opération arbitraire et violente, contraire à l’objectivité véritable. Platon ainsi décanté n’a plus qu’un intérêt anecdotique alors que toute sa doctrine est d’installer l’homme dans la vie supratemporelle et supradiscursive de la pensée, dont les mathématiques, comme le monde sensible, peuvent être les symboles. Si donc les peuples ont pu se passer de notre science autonome pendant des millénaires et sous tous les climats, c’est que cette science n’est pas nécessaire; et si elle est apparue comme phénomène de civilisation brusquement et en un seul lieu, c’est pour révéler son essence contingente ». (Fernand Brunner, Science et Réalité, Paris, 1954.) Comprendre l’Islam, p.32.

La science moderne rejette allégrement les sagesses traditionnelles, sans se rendre compte que ce rejet se heurte à l’invraisemblable disproportion entre l’intelligence des croyants et l’hypothétique absurdité de leurs croyances, ou à la disproportion non moins impossible entre l’intelligence des sages et l’absurdité supposée de leurs convictions ou de leurs mobiles intimes. L’homme, c’est l’intelligence, donc la sagesse et la contemplation, et par conséquent la tradition; détacher l’homme de celle-ci, c’est, non pas le rendre autonome, mais le déshumaniser. Images de l'esprit, p.121.

La science moderne, avec sa course vertigineuse — en progression géométrique — vers un gouffre dans lequel elle s’enfonce comme une voiture sans frein, est un autre exemple de cette perte de l’équilibre « spatial » propre aux civilisations contemplatives et encore stables. Nous blâmons cette science — et nous ne sommes certes ni le premier ni le seul à le faire —, non en tant qu’elle étudie tel domaine fragmentaire dans les limites de sa compétence, mais en tant qu‘elle prétend en principe à la connaissance totale et qu’elle hasarde des conclusions qui exigeraient des connaissances suprasensibles et proprement intellectives qu’elle rejette de parti pris ; en d’autres termes, les fondements de cette science sont faux parce que, au point de vue « sujet », elle remplace l’Intellect et la Révélation par la raison et l’expérience —comme s’il n’était pas contradictoire de prétendre à la totalité sur une base empirique, et qu’au point de vue « objet », elle remplace la Substance par la seule matière tout en niant le Principe universel ou en le réduisant à la matière ou à quelque pseudo-absolu dépourvu de tout caractère transcendant. Regards sur les mondes anciens, p.42-43.

A toutes les époques et dans tous les pays il y a eu des Révélations, des religions, des sagesses ; la tradition fait partie de l’homme comme lui fait partie de la tradition. La Révélation est sous un certain rapport l’infaillible intellection de la collectivité totale, en tant que celle-ci est devenue providentiellement le réceptacle d’une manifestation de l’intellect universel ; la source de cette intellection est, non la collectivité comme telle, bien entendu, mais l‘Intellect universel ou divin en tant qu’il s’adapte aux conditions de telle collectivité intellectuelle et morale, qu’il s’agisse d’un groupe ethnique ou d’un groupe déterminé par des conditions mentales plus ou moins particulières. Dire que la Révélation est « surnaturelle » signifie, non qu’elle est contraire à la nature en tant que celle-ci peut représenter par extension tout ce qui est possible à un niveau quelconque de la réalité, mais qu’elle ne relève pas du niveau auquel s’applique habituellement — à tort ou à raison — l’épithète de « naturel » ; ce niveau « naturel » n’est autre que celui des causes physiques, donc des phénomènes sensibles et psychiques en tant qu’ils se rapportent à ces causes. Regards sur les mondes anciens, p.43.

Il y a lieu de reprocher aux protagonistes de la science expérimentale dite "exacte", non d'avoir découvert ou saisi telle situation du monde physique, mais de s'être enfermés dans une curiosité scientifique disproportionnée par rapport au connaissable essentiel, donc d'avoir oublié la vocation totale de l'homme. Pour cette raison même, les pionniers du scientisme n'ont jamais voulu comprendre que l'humanité moyenne est intellectuellement et moralement incapable de faire face à des données contraires à l'expérience humaine, collective et immémoriale, et avant tout, que la science du relatif, qui par définition est partielle, ne peut se détacher impunément de la science de l'Absolu, qui, par définition, est totale. Galilée, et à travers lui, Copernic, fut accusé d'hérésie, comme bien avant eux Aristarque fut accusé - pour le même motif - de "troubler la tranquilité des Dieux" ; ce qui est plausible quand on tient compte de l'ensemble des facteurs en cause, car l'homme n'est pas fait pour la seule astronomie. (Forme et Substance dans les Religions, p. 49, note 4).

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