Science et technique, industrie, machinesUne telle science [la science moderne] est bien à la mesure de l’homme moderne, qui l’a conçue et qui en est en même temps le « produit » : comme lui, elle prétend implicitement à une sorte d’ « immunité » ou d’ exterritorialité devant l’Absolu, et comme lui elle se trouve retranchée de tout contexte cosmique et eschatologique. A toutes ces considérations, nous aimerions ajouter ce qui suit: la science — à l’instar de la machine — a interverti les rôles et a fait de ses créateurs ses créatures; elle échappe au contrôle de l’intelligence comme telle, dès lors qu’elle prétend déterminer la nature de celle-ci « du dehors » et « par le bas ». On a privé notre ambiance cosmique intemporelle de sa fonction didactique en la remplaçant par des « coulisses » : la voûte stellaire est devenue le prolongement d’un laboratoire, la beauté corporelle se réduit au mécanisme de la sélection naturelle. On ne sent plus que la richesse quantitative d’un savoir — d’un savoir quelconque —entraîne forcément un appauvrissement intérieur, à moins d’une science spirituelle qui rétablisse l’unité et sauvegarde l’équilibre; l’homme ordinaire, s’il pouvait voyager dans l’espace interplanétaire, en reviendrait terriblement appauvri, à moins que sa raison n’ait sombré dans l’épouvante. Cela nous ramène à l’arbre défendu de la Genèse, dont le drame se répète à grands intervalles jusqu’à nos jours; l’homme décentralisé dont l’esprit est sursaturé de faits discontinus est d’une désespérante pauvreté, et cela explique du reste toutes ces philosophies du néant et de l’angoisse qui ont cours à notre époque. Les anciens ne savaient pas, sans doute, faire durer des vies qui pourtant avaient un sens; les modernes savent prolonger des vies qui n’en ont pas; mais les anciens, par le fait même qu’ils donnaient un sens à la vie, en donnaient aussi un à la mort. Si la vie n’est qu’une lueur infime entre deux nuits ou deux néants, et si nous ne sommes que des hasards biologiques sans intérêt dans un univers absurde, à quoi bon tous les efforts, et à quoi bon surtout cette foi scientiste plus absurde encore que l’univers insensé qu’on explore sans pouvoir en sortir? A quoi peuvent nous servir des constatations justes si en fait — car en principe elles sont innocentes — elles nous privent de tout l’essentiel, à savoir de la connaissance de ce dont les phénomènes ne sont que de fragiles extériorisations? Loin d’être inconnaissables par ellesmêmes, ces réalités supérieures peuvent être connues à travers les phénomènes, qui sont métaphysiquement transparents ; mais elles se révèlent aussi par les grandes manifestations prophétiques, messianiques ou avatâriques, lesquelles s’adressent a priori aux réceptacles collectifs pour leur communiquer ce que, en fait, ils sont devenus incapables de connaître directement. Images de l'esprit, p.120. De nos jours, c’est la machine qui tend à devenir la mesure de l’homme, et elle devient par là même quelque chose comme la mesure de Dieu, d’une manière diaboliquement illusoire, bien entendu : pour les esprits les plus « avancés », ce sont en effet la machine, la technique, la science expérimentale, qui désormais dictent à l’homme sa nature, et ce sont elles qui créent la vérité – on l’avoue sans vergogne – ou plutôt, ce qui en usurpe la place dans la conscience. Il est difficile à l’homme de tomber plus bas, de réaliser une plus grande perversion mentale, un plus complet abandonnement de lui-même, une plus parfaite trahison de sa personnalité intelligente et libre : au nom de la « science » et du « génie humain », l’homme consent à devenir la création de ce qu’il a créé et à oublier ce qu’il est, au point d’en attendre la réponse de la machine et des forces aveugles de la nature ; il a attendu de n’être plus rien pour prétendre se créer lui-même. Entraîné par un torrent, il glorifie l’incapacité de lui résister. Et comme la matière et la machine sont quantitatives, l’homme devient quantitatif : l’humain, c’est désormais le social. On oublie que l’homme, en s’isolant, peut cesser d’être social, tandis que la société, quoiqu’elle fasse – et elle est d’ailleurs incapable d’agir par elle-même – ne peut jamais cesser d’être humaine. Stations de la Sagesse, p. 58. [Retour]
|