Science et Logique

La logique pure et simple n’est que très indirectement une manière de connaître ; elle est avant tout l’art de combiner des données vraies ou fausses, selon un certain besoin de causalité et dans les limites d’une certaine imagination, si bien qu’un raisonnement apparemment impeccable peut être erroné en fonction de la fausseté de ses prémisses; celles-ci dépendent normalement ­, non de la raison ou de l’expérience, mais de l’intelligence pure, et cela dans la mesure même où la chose à connaître est d’un ordre élevé. Ce n’est pas l’exactitude de la science que nous blâmons, loin de là, mais le niveau exclusif de cette exactitude, lequel rend celle-ci inadéquate et inopérante ; l’homme peut mesurer une distance avec ses pas, mais il ne saurait voir avec ses pieds, s’il est permis de s’exprimer ainsi. La métaphysique et le symbolisme, qui seuls fournissent les clefs décisives pour la connaissance des réalités suprasensibles, sont en réalité des sciences hautement exactes – d’une exactitude qui dépasse de beaucoup celle des faits physiques, - mais ces sciences échappent à la seule ratio et aux méthodes qu’elle inspire d’une façon quasiment exclusive. Images de l'esprit, p.21.

Ne croire que ce que l’on « voit » : ce préjugé, aussi grossier que courant, nous amène à ouvrir ici une parenthèse. Ne voulant croire que ce qu’ils voient, les scientistes se condamnent à ne voir que ce qu’ils croient; la logique est pour eux leur désir de ne pas voir ce qu’ils ne veulent pas croire. Le scientisme, en effet, s’intéresse moins au réel en soi — qui nécessairement dépasse nos limitations — qu’au non-contradictoire, donc au logique, ou plus précisément à l’empiriquement logique; donc au logique de facto selon telle expérience, non au logique de jure selon la nature des choses. En réalité, l’enregistrement 'planimétrique' de perceptions et l’élimination de l’apparemment contradictoire ne donnent trop souvent que la mesure de telle ignorance, voire de telle sottise; les pédants de la « science exacte » sont d’ailleurs incapables d’évaluer ce qu’impliquent les paradoxes existentiels dans lesquels nous vivons, à commencer par le phénomène pratiquement contradictoire de la subjectivité. La subjectivité est intrinsèquement unique tout en étant extrinsèquement multiple; or si le spectacle d’une pluralité de subjectivités autres que la nôtre ne nous cause pas trop de perplexité, comment expliquer « scientifiquement » — c‘est-à-dire en évitant ou éliminant toute contradiction — le fait que « moi seul » je suis 'moi' ? La science dite « exacte » ne peut trouver pour cette apparente absurdité aucune motivation, pas plus que pour cette autre contradiction logique et empirique qu’est l’illimitation de l’espace, du temps et des autres catégories existentielles. Que nous le veuillons ou non, nous vivons entourés de mystères, qui logiquement et existentiellement nous entraînent vers la transcendance. Du divin à l'humain, p. 141.

Quand bien même les « savants » auraient constaté la non-contradiction de tous les phénomènes objectifs possibles, il resterait toujours l’énigme contradictoire de la scission entre l’univers objectif et le sujet constatant, sans parler du problème «scientifiquement » insoluble de cette contradiction flagrante qu’est l’unicité empirique de tel sujet, auquel problème nous venons de faire allusion; et même en nous bornant au monde objectif, dont l’illimitation constitue précisément une contradiction puisqu’elle est inconcevable selon la logique empirique, comment peut-on croire un instant qu’on finira un jour par le faire entrer dans un système homogène et exhaustif ? Et comment peut-on ne pas voir la contradiction fondamentale et inévitable que constitue la logique scientiste — d’ailleurs intrinsèquement déficiente puisque manquant de données suffisantes — et l’infinité aussi bien que la complexité du réel que le scientisme se propose d’explorer, d’épuiser, de cataloguer ? La contradiction de principe du scientisme, c’est de vouloir rendre compte du réel sans le concours de cette science initiale qu’est la métaphysique, donc d’ignorer que seule la science de l’Absolu donne un sens et une discipline à la science du relatif; et d’ignorer du même coup que la science du relatif, quand elle est privée de ce concours, ne peut mener qu’au suicide, à commencer par celui de l’intelligence, puis à celui de l’humain et en fin de compte à celui de l’humanité. L’absurdité du scientisme, c’est la contradiction entre le fini et l’Infini, c’est-à-dire l’impossibilité de réduire le second au premier, et l’incapacité d’intégrer le premier dans le second; et de comprendre qu’un savoir qui se coupe de l’Unité initiale ne peut mener qu’à l’innombrable, donc à l’indéfini, à l’éclatement et au néant. Du divin à l'humain, p. 142-143.

Si donc la méthode scientifique, ou le système conceptuel (die Weltanschauung) qui en résulte, entend avoir le privilège d’exclure les contradictions, il va de soi qu’elle accuse les méthodes ou systèmes à son avis extra-scientifiques du défaut d’accepter le contradictoire; comme s’il pouvait exister une pensée humaine et traditionnelle qui accepte le contradictoire de jure et non de facto seulement, et comme si le contradictoire religieux — à supposer qu’il ne soit pas que dans l’esprit des scientistes — n’impliquait pas la conscience d’une non-contradiction sous-jacente et connue de Dieu seul! Que signifie l’opinion théologique que l’esprit humain a des limites, et que signifient les mystères en tant qu’ils sont censés dépasser la raison, sinon que l’homme est incapable de percevoir la réalité totale et homogène derrière les contradictions auxquelles s’arrête sa courte vue? La référence à l’autorité divine de la Révélation ne signifie pas autre chose que cela, et c’est tellement évident qu’on aimerait s’excuser de le relever. Du divin à l'humain, p. 143.

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